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  • Marie-Amélie Amestoy

La fin de l’Algérie désenchantée ?


Certes, « Boutef » est parti mais l’Algérie ne saura s’en contenter. Plus que jamais, elle ne semble plus vouloir retomber dans la torpeur dans laquelle elle était plongée depuis le début des années 2000 et est bien décidée à tout changer.

Depuis le 22 février, les Algériens descendent dans la rue pour empêcher l’ombre de leur président, Abdelaziz Bouteflika, de se représenter pour briguer un cinquième mandat présidentiel. Sa démission (le 2 avril qui prendra effet le 28 avril en évoquant l’article 102 de la Constitution) est une humiliante défaite pour le clan Bouteflika qui ne propose aucune alternative au vieux président mal en point. Tout le monde est aujourd’hui bien en peine de savoir ce qui va se passer prochainement en Algérie et qui va reprendre les rênes du pouvoir. L’annonce de cette démission n’a en effet en aucun cas réglé la crise politique algérienne qui s’intensifie comme en témoigne la croissance quotidienne du nombre de manifestants. Bouteflika figé, immobile tel un fantôme incarne toute une génération crispée d’Algériens issue de l’indépendance « qui ne veut pas mourir et qui va tuer [les jeunes générations] avec elle » d’après Kamel Daoud (écrivain et journaliste algérien). Face à elle, d’une nature joyeuse et chantante, les manifestants souhaitent que tout le gouvernement et l’administration soient remplacés et usent des réseaux sociaux pour se retrouver et s’exprimer en toute liberté selon le slogan « pays connecté = système déconnecté ».

Mouvement admirable par sa discipline, il pourrait néanmoins se durcir face à de potentielles réponses plus répressives des Autorités. A ces considérations internes, s’ajoutent des enjeux géopolitiques avec une demande migratoire déjà pressente et qui risque d’exploser et avec une frontière sud du pays très fragile du fait de la situation instable du Mali. La France, quant à elle, regarde d’un air inquiet la situation algérienne, sans mot dire, mais reste très liée à son ancienne colonie avec une communauté algérienne de près d’un million de personnes sur son territoire. Consciente qu’une demi-révolution serait un suicide collectif, l’Algérie osera-t-elle renverser la table pour la première fois depuis son indépendance ?

Algérie
Daoud Abismail / Unsplash

Le ras-le-bol des Algériens

Au début des années 2000, rien ne laissait présager un revirement du système politique algérien dans un sens autoritaire. En effet, d’aucuns résument couramment les années Bouteflika à un « énorme gâchis » : arrivé au pouvoir en 1999, Abdelaziz Bouteflika était l’homme providentiel qui succédait au président démissionnaire Léamine Zeroual avec près de 75% des suffrages. Il porte alors un souffle d’espoir à une Algérie exsangue et dévastée par la Guerre civile qui a sévi pendant près de dix ans (couramment appelée la décennie noire ou les années de plomb (1991-1999)). En effet, lors des élections législatives de 1991, le processus de démocratisation connait un coup d’arrêt brutal à la suite de la victoire électorale du Front islamique du salut (FIS), parti visant la création d’un Etat islamique et remettant en cause l’option démocratique alors que la nouvelle constitution de 1988 (promulguée à la suite des émeutes d’octobre, forme de « printemps algérien » avant l’heure) prônait la démocratie et mettait fin au parti unique. S’ensuit donc une violente guerre civile avec à son compteur près de 150 000 morts et des millions de réfugiés. Plus dramatique encore, l’Armée nationale populaire (ANP) et divers groupes islamistes avaient pour spécialité de privilégier les cibles civiles (en premier lieu les femmes, les intellectuels et les étrangers) et de détruire les infrastructures publiques et économiques. Ces années sombres se sont clôturées par la victoire du gouvernement en 1999, la reddition de l’armée islamique du salut (AIS) et la défaite du Groupe islamique armée (GIA) en 2002.

C’est dans ce chaos que Bouteflika est arrivé au pouvoir et a su incarner le bon vivant, le jouisseur, autant amateur de bonne chère que de femmes. Il s’est aussi toujours situé très proche de l’armée, par son implication passée dans l’ALN et sa proche collaboration avec Boumediene. Il s’est imposé en homme providentiel et commença à installer son clan en créant un équilibre très subtil mais fragile. D’une part, il a réconcilié les Algériens en jouant sur « l’amnésie » en ordonnant à la justice de ne juger que les terroristes islamistes coupables de crimes de sang et d’amnistier les autres. D’autre part, il a acheté la paix sociale par la reconstruction de son pays symbolisée par des subventions généreuses aux logements et par de grands projets d’infrastructures financés par les barils de pétrole dont le cours leur était favorable. De pestiférée, l’Algérie est devenue courtisée aux débuts des années 2000 grâce à sa rente pétrolière et malgré l’absence de réformes intérieures à la mesure des blocages d’un pays bureaucratisé.

Dès lors, le clan Bouteflika s’est « khadafisé » en s’installant durablement et le pays s’est endormi à l’image de son président affaibli (ulcère à l’estomac en 2005, accident vasculaire cérébral en 2013) mais qui a enchaîné coûte que coûte les mandats après avoir abrogé en 2008 la loi constitutionnelle limitant à deux le nombre de mandats présidentiels. La dernière apparition publique du président date de 2017 de sorte que les Algériens ont l’impression d’être gouvernés par un cadre, ce qu’ils déplorent amèrement : « Si l’on doit être gouverné par un cadre, autant que ce soit celui de Mona Lisa » disent certains avec une certaine pointe de cynisme. En guise de bilan et au fur et à mesure de ses présidences, Abdelaziz Bouteflika a créé « un palais peuplé de courtisans, de clans, de clowns, de courtiers, une fausse République, un Royaume tentaculaire » selon les dires de Khamel Daoud dans le Monde.

Aujourd’hui, l’Algérie traverse une crise économique et sociale sans précédent : souffrant de la malédiction de la rente (« the resource curse » représente 60% du PIB du pays et 95% des exportations avec près de 1,2 million de barils quotidiens), les autres pans de l’économie sont étouffés, les finances publiques dans le rouge, les industries et l’agriculture mortes et enterrées depuis longtemps. Il est vrai que l’économie dépend aujourd’hui entièrement de la rente pétrolière qui est extrêmement volatile et propice à la corruption. Dès lors, rien d’étonnant que la quasi-totalité des Algériens sont sur liste d’attente pour obtenir un visa et quitter le pays (l’Algérie est le cinquième pays demandeur de visas Schengen) ou rêvent de devenir fonctionnaire (2,5 millions de fonctionnaires aujourd’hui). Qui plus est, l’Algérie est le seul pays au monde où le taux de chômage augmente avec le niveau d’étude : ces « intellectuels désencastrés » ne trouvent pas leur place dans la société et n’ont pas les responsabilités qui leur sont dues. Cette économie, peu soutenable et pathologique, crée de nombreuses frustrations qui constituent le terreau des mécontentements. La cocotte-minute explose en ce moment dans une Algérie qui n’a jamais été aussi jeune (20 millions d’algériens en 1980 contre 40 millions aujourd’hui dont 50% de moins de 28 ans, donc 50% qui n’ont pas connu les émeutes de 1988) et donc aussi peu sensible aux appels de la mémoire.

Dès lors, après l’indépendance de l’Algérie, arrachée aux Français le 5 juillet 1962 à la suite d’une guerre d’une grande violence (1954-1962), les Algériens aspirent aujourd’hui à une deuxième indépendance ; les manifestants considérant que la première a été confisquée par les cliques militaires. Ce mouvement est porteur d’un espoir sans précédent qui mobilise non seulement Alger mais aussi les villes des provinces et toutes les générations. Mouvement inédit, il aspire à dépasser le traumatisme de la guerre civile des années 1990, tout en étant conscient que toute brèche pourrait laisser la place aux courants opportunistes (l’exemple syrien et l’épouvantail islamiste étant instrumentalisés par un gouvernement en mal de légitimité). En dépit de cette menace latente, le peuple laisse exploser ses regrets, illustrés dans les films comme par exemple « Les Bienheureux » de Sofia Djama qui présente une vision intimiste, désenchantée et d’errance de l’Algérie contemporaine.

Le mouvement a-t-il le moyen de ses ambitions ?

Certes, le mouvement actuel a pris bien plus d’ampleur que son prédécesseur de 2014 (mouvement baptisé « Barakat » (« Ça suffit ») porté par les islamistes et qui appelait à un boycott de la 4ème réélection de Bouteflika). Ce mouvement de 2019 a aussi encore peur de lui-même et de possibles débordements. Pour preuve, les Algériens manifestants repavent eux-mêmes leurs routes après le passage des cortèges.

Pourtant, quelque chose a vraiment changé : depuis l’annonce de la démission d’Abdelaziz Bouteflika, le clan à la tête du pays chancelle et est poursuivi par une vaste opération « mains propres » lancée par la justice après que l’oligarque Ali Haddad, proche de Saïd Bouteflika (frère et proche conseiller du président) ait été arrêté à la frontière avec la Tunisie alors qu’il tentait de fuir des enquêtes sur des affaires de de corruption et de transferts illégaux. Autre illustration de de ce désarroi, la rumeur que Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée algérienne, voulait tenter un putsch militaire mais la démission du président lui aurait coupé l’herbe sous le pied. De même, le 20 avril, l’ex-premier ministre Ahmed Ouyahia et l’actuel ministre des finances, Mohamed Loukal, ont été convoqués par la justice, pour « dilapidation des deniers publics » et une nouvelle enquête est annoncée à l’encontre de l’ex-ministre de l’énergie Chakib Khelil, recherché dans le cadre d’un vaste scandale de corruption. De loin l’arrestation la plus symbolique est celle de la première fortune du pays, Issad Rebrab, le 23 avril pour des soupçons de fausses déclarations en matière de transferts de capitaux et d’importations. Cet homme d’affaires, PDG du premier groupe privé d’Algérie, Cevital, est connu pour ses relations tendues avec l’entourage de l’ex-président. Enfin, l’arrestation du plus jeune frère de l’ex-président, Saïd Bouteflika, des généraux Bachir Athmane et Mohamed Mediene, deux anciens chefs des services de renseignement par un juge militaire le 4 mai, achève de sonner une nouvelle ère.

Reste encore à convaincre le général Gaïd Salah d’annuler la présidentielle du 4 juillet pour lui préférer l’ouverture d’une transition enfin démocratique, en enterrant définitivement les fantômes du passé et en tirant les leçons des printemps arabes de ses voisins. Selon le think tank International Crisis Group, dans un rapport publié vendredi 26 avril : « L’objectif serait de parvenir à un accord sur les grandes lignes d’une transition politique qui permettrait de rétablir la confiance et de prévenir l’entrée dans un cycle de violence incontrôlée ». Forte de ses expériences, l’Algérie en a tout le potentiel. Elle pourrait être le premier pays à réussir son « printemps arabe » : l’Algérie pourrait faire mieux que la Tunisie qui, depuis l’assemblée constituante, a à sa tête un nonagénaire fatigué (Béji Caïd Essebsi) ou encore éviter la débâcle égyptienne ou le chaos lybien. Après un demi-siècle d’une indépendance chaotique, marquée par le gâchis d’une décolonisation sanglante, l’inefficacité de l’Etat FLN, la collectivisation à la mode soviétique et la guerre civile sanglante des années 1990, l’Algérie se prend enfin à oser aujourd’hui timidement dire « non », mais le plus dur reste à venir : s’unir pour proposer une vraie solution alternative.

Sources :

  • Courrier international « Algérie. Bouteflika, et d’un ! » 02/04/ 2019

  • France culture : « L’Esprit public : Algérie : Histoire d’un gâchis » 10/03/2019

  • L’Obs « En Algérie, l’heure de vérité a sonné » Yasmina Khadra 01/03/2019

  • Le Monde « En Algérie, l’ancien chef de la police convoqué par la justice » 29/04/2019

  • Le Monde « Les mille et une vies politiques d’Abdelaziz Bouteflika » 02/04/2019

  • Le Monde – Tribune de Kamel Daoud « En Algérie, l’humiliation de trop » 09/03/2019

  • Le Monde « A Alger, les craintes de l’essoufflement du mouvement » 27/04/2019

  • Wikipédia « Histoire de l’Algérie » https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_l%27Alg%C3%A9rie

  • France culture : « Juke-box Algérie : de la peur à la contestation, les années Bouteflika » 20/04

Sources photo :

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