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Pierre Louis Bordereau

L'Allemagne est-elle toujours la puissance qu'elle prétend être ?





L’année 2024 s’annonce décidément comme un mauvais millésime pour l’Allemagne et son gouvernement. Non content d’enchaîner la période de grèves la plus prolifique de son histoire récente (transports, agriculteurs) suite à des coupes budgétaires drastiques, le pays fait aussi face à une forte montée du parti néonazi AfD. Il est venu s’ajouter à tout cela une fuite d’informations de la part des généraux allemands à la télévision russe et une entrée en récession de la première économie européenne et troisième mondiale. Mais que se passe-t-il donc chez nos voisins d’Outre-Rhin ?



Une puissance militaire à la traîne



A l’heure où la guerre revient aux portes de l’Europe, Olaf Scholz annonce devant son parlement le Zeitenwende, soit un changement d’époque. Afin de rattraper son retard militaire sur ses voisins européens, pour faire face à la menace russe et pour faire taire les critiques émanant de Washington sur une armée allemande sous financée (1,33% au lieu des 2% recommandés par l’Alliance), le chancelier annonce un large plan. Son gouvernement pose ainsi sur la table près de 100 milliards d’euros sur 5 ans, fonds qui constitue avant tout un fonds qui devrait permettre de rattraper le retard. Pendant un instant, l’Allemagne s’imagine de nouveau puissance complète, puissance militaire. 

Mais les alliés déchantent vite : aucune autre dépense majeure n’est prévue en plus de ce fonds, qui ne représente qu’une hausse de 20 milliards par an sur cinq ans, bien peu comparé à un pib de 4.000 milliards d’euros, et toujours très loin des 2% demandés par l’OTAN. Il se pose aussi la question de l’après fonds. Une fois que celui-ci aura été épuisé, il y a peu de chance qu’il soit reconduit, condition pourtant sine qua none  pour permettre à la Bundeswehr d’espérer devenir une armée moderne et efficace. Il n’est d’ailleurs même pas certain que les fonds puissent être maintenus, ou que les dépenses militaires allemandes annexes ne diminuent pas dans le même temps: l'économie allemande traverse de nombreuses difficultés, et il n’est pas dit que l’armée pourrait faire les frais de nouvelles coupes budgétaires dans un futur plus ou moins proche. 

Pire que de déchanter, les alliés européens et américains ont pu se rendre compte très récemment du manque de sécurité entourant les réunions des hauts gradés allemands; mis sur écoute par les renseignements russes, ceux-ci se sont retrouvés à discuter de points stratégiques importants, et ont également dévoilés des informations sur l’armée britanniques et la présence d’instructeurs européens en Ukraine. Plus que jamais, l’Allemagne apparaît comme le maillon faible dans le domaine militaire européen.


Au-delà de la situation militaire allemande et de sa propension à se reposer sur ses alliés pour la protéger, Berlin a souvent agi en opposition avec les décisions de livrer des armes à l’Ukraine. Si aujourd’hui l’Allemagne compte de loin parmi les plus importants donateurs, notamment financiers, le gouvernement allemand reste constamment à l’avant-garde  du freinage, afin d’éviter de froisser la Russie et pour ne prendre aucun risque. 

Au déclenchement de la guerre Olaf Scholz refusait ainsi de livrer des armes à l’armée ukrainienne et proposait plutôt d’acheminer des bouteilles d’eau et 5.000 casques. L’année suivante il s’oppose de nouveau à la livraison de blindés à l’Ukraine, avant de céder sous la pression des autres Etats européens et surtout des Etats-Unis. Le nouveau refus, qui aura fait la Une des journaux russes est celui de livrer des missiles Taurus à l’Ukraine, car pouvant permettre à l’Ukraine d’atteindre des cibles situées en territoire qui était russe avant la guerre, ce que Berlin semble toujours refuser, toujours dans une optique de ne pas se froisser trop définitivement avec Moscou.




Un enlisement économique inattendu et critique

Officiellement devenue la troisième économie mondiale en dépassant le Japon, le succès de l’économie allemande est pourtant un trompe-l'oeil. Au-delà du marasme économique nippon, la chute importante du yen a entraîné un repli du PIB japonais, tandis que l’inflation que connaît l’Allemagne a virtuellement permis la hausse du PIB allemand. Pire, cette troisième place n’impressionne finalement que peu, au point d’être presque un non-événement face à la forte progression économique que connaît aujourd’hui l’Inde. Actuelle cinquième puissance économique mondiale, le pays devrait dépasser le Japon et l’Allemagne dans les années à venir et rejoindre la Chine et les Etats-Unis comme géants économiques. 

L’économie allemande, autrefois symbole éclatant de sa puissance, notamment par le commerce extérieur, est aujourd’hui à la peine. Pire, l’Allemagne n’est plus, en 2023, une locomotive de la croissance européenne et constitue d’ailleurs même un poids. Le pays est entré en récession en 2023, alors que l’Union Européenne réussissait à enregistrer une croissance, certes faible, de 0.6%. Malheureusement 2024 ne devrait pas permettre à l’économie allemande de redémarrer, avec des prévisions de l’institut IW d’une baisse de 0.5% sur l’année à venir, contre une hausse prévue pour l’Union Européenne de 0.9%. 

Les difficultés que rencontre l’économie allemande s’expliquent par les bouleversements qu’ont rencontrés les piliers de sa croissance : ralentissement de l’économie mondiale, fin de l’abondance du gaz russe et une inflation qui ralentit moins rapidement que chez ses voisins. 

Avec un secteur industriel encore très présent dans l’économie allemande, pesant pour près de 20% de son PIB, l’Allemagne a longtemps pu bénéficier d’une forte capacité d’exportation, qui faisait d’elle l’une des principales puissances commerciales mondiales au monde. Pourtant cette sensibilité à l’économie mondiale peut se révéler être une faiblesse en cas de ralentissement mondial, comme c’est le cas actuellement. L’industrie allemande se retrouve aujourd’hui avec des carnets de commandes bien vides en comparaison de la frénésie de commandes qui avait suivi la fin de la crise covid. 

Au-delà de la baisse des recettes venant du commerce extérieur, les entreprises allemandes connaissent dans la même période une hausse de leurs coûts. Pendant longtemps le gaz russe permettait à l’industrie allemande d’être compétitive, avec un coût de l’énergie très faible.





L’Allemagne est une puissance européenne isolée chez elle 

Au cœur de l'Europe, l'Allemagne se trouve aujourd'hui dans une position paradoxale. Présentée comme un moteur économique et un leader politique incontesté, sa place sur l'échiquier européen semble pourtant de plus en plus solitaire. Cette isolation ne découle pas d'une faiblesse économique ou d'une incapacité à influencer les politiques européennes ; au contraire, l'Allemagne a longtemps été perçue comme le pilier de stabilité dans une Union européenne en constante évolution. Cependant, une série de décisions politiques et économiques ont progressivement érodé sa capacité à former des alliances solides, la laissant face à une Europe où ses intérêts ne sont pas toujours alignés avec ceux de ses voisins. La crise énergétique récente, exacerbée par la dépendance historique de l'Allemagne au gaz russe, a mis en lumière les fissures dans l'unité européenne. La décision de Berlin de poursuivre le projet Nord Stream 2, malgré les mises en garde et les inquiétudes de plusieurs pays européens, a été perçue comme un acte d'unilatéralisme, érodant davantage la confiance entre elle  et ses partenaires. De même, sa réponse tardive à l'agression militaire russe en Ukraine a été critiquée pour son manque de fermeté, mettant en doute son rôle de défenseur des valeurs européennes. 

Cette situation d'isolement est d'autant plus ironique que le pays a toujours prôné l'intégration européenne comme un moyen de surmonter les divisions historiques et de construire un continent prospère et en paix. Pourtant, ses actions récentes semblent la placer à l'écart des dynamiques de solidarité qui ont caractérisé l'UE dans des moments cruciaux de son histoire, notamment son plan de relance unilatéral, annoncé sans concertation avec ses voisins, et qui risque de défavoriser fortement les industries européennes non allemandes. Face à ces défis, l'Allemagne doit naviguer avec prudence. Elle doit réaffirmer son engagement envers l'Europe par des actions concrètes qui renforcent l'unité plutôt que de la diviser. Cela implique de trouver un équilibre entre ses intérêts nationaux et ceux de l'Union, de participer activement à la recherche de solutions communes aux problèmes européens, et de reconnaître que sa propre prospérité est inextricablement liée au reste de l’Europe, et non pas uniquement à la Russie.



Une matrice géopolitique coincée dans les années 2000 et le “doux commerce”. 

Toujours géant économique au cœur de l'Europe, le pays de Goethe semble naviguer dans le sillage d'une époque révolue, celle des années 2000, où la globalisation et le principe du "doux commerce" promettaient de rendre le monde plus sûr et interdépendant. Cette vision, qui a longtemps guidé la politique extérieure et économique allemande et qui semble toujours y faire loi, se heurte aujourd'hui à une réalité géopolitique profondément transformée. La montée des tensions internationales, le retour du nationalisme et des politiques protectionnistes, ainsi que l'émergence de puissances économiques au comportement agressif sur la scène internationale, telles que la Chine et la Russie font aujourd'hui partie d'un monde qui se dessine comme profondément instable. L'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 a notamment mis en lumière les limites et les dangers de la dépendance économique et énergétique de l'Allemagne envers la Russie, et a remis en question les principes de coopération et d'interdépendance économique comme garants de la paix. 

En outre, l'Allemagne se retrouve confrontée à la nécessité de redéfinir sa place et son rôle dans une Union Européenne en quête de souveraineté et de stratégie commune face aux défis posés par les géants numériques et les menaces transnationales, telles que les cyberattaques et le terrorisme. La pandémie de COVID-19 a également révélé les fragilités des chaînes d'approvisionnement mondiales, poussant l'Allemagne à repenser ses stratégies de production et de commerce extérieur. Plus que jamais l'autonomie stratégique prônée par Emmanuel Macron est reprise à Bruxelles par Ursula Von der Leyen, en quête d'arguments pour sa réélection à la tête de l’Union Européenne. Tout cela implique de profonds changements au sein de l’UE et donc pour l'Allemagne, toujours profondément opposée à la guerre depuis 1945.




L’Allemagne est aujourd’hui la puissance perdue par excellence. Là où la plupart des autres puissances internationales ont retrouvé un objectif ou ont réformé leur matrice géopolitique, l’Allemagne reste une puissance profondément déboussolée. Les fondements de sa puissance économique et commerciale sont tous ébranlés, et la tentation de se rapprocher des rivaux géopolitiques russes et chinois pour y remédier à court terme est grande, quitte à entraîner avec elle l’Europe dans une impasse. Mais elle demeure un acteur clé dans la recherche de solutions en Europe dont on ne saurait ni ne pourrait se passer pour avancer. Il est donc urgent pour l’Europe que le dialogue franco-allemand reprenne de manière efficace. 



Sources:

  • Andreas Eisl, « Politique budgétaire en France et en Allemagne : des divergences insurmontables ? », Visions franco-allemandes, n°34, Ifri, septembre 2023.

  • Éric-André Martin, cité par David Rich, « Aide à l'Ukraine et réarmement de l'armée…La bascule militariste de l'Allemagne est-elle tenable ? », France 24

  • Cécile Boutelet, « Dans l´Allemagne en récession, les petits industriels vacillent », Le Monde, 12.03.2024

  • Stéfan Meister, « L'Allemagne et la France tirent des conclusions totalement différentes de la guerre en Ukraine », Le Monde, 09.03.2024

  • Philippe Jacqué, « La Commission européenne dévoile une ambitieuse stratégie pour l'industrie de défense », Le Monde, 04.03.2024

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