L'Asie centrale face au vide laissé par la Russie
Acteur traditionnel de l’Asie centrale, la Russie y est aujourd’hui concurrencée par l’arrivée et le retour de concurrents dans la région. Le pays des tsars a par ailleurs été obligé de relâcher la pression et une part de l’influence sécuritaire et militaire qu’il exerçait sur la région à cause de la guerre en Ukraine. Un vide géopolitique est apparu, et la nature des relations internationales fait que celui-ci est voué à être comblé. Mais les candidats sont nombreux, et la Russie ne compte pas abandonner son pré-carré sans lutter.
La Russie, acteur ancien et traditionnel de la région
L’Asie centrale, composée du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, est une région traditionnellement proche de la Russie. Territoire de l’empire russe, puis de l’URSS, ces pays n’ont retrouvé une indépendance qu’avec sa chute. Pourtant, ils sont toujours extrêmement proches du Kremlin, et celui-ci les qualifie d’ailleurs « d’étranger proche », signifiant par là une volonté de conserver une forte influence sur cet espace aux portes de l’univers russe. Dans le but de reconstituer une sphère d’influence rassemblant peu ou prou les pays de l’ancienne URSS, la Russie s’est liée économiquement à l’Asie centrale via l’Union Economique Eurasiatique (UEE) et sécuritairement par l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC).
Le commerce est bel et bien le premier volet de cette coopération ; en 2019 le commerce entre la Russie et cet espace a atteint environ 20 milliards de dollars américains, tandis que les investissements russes dans la zone s’élevaient à 15 milliards de dollars. Le pays est aussi le principal partenaire énergétique des pays d’Asie centrale, qui sont riches en ressources naturelles telles que le pétrole ou le gaz. En 2020, la Russie a ainsi importé environ 44 milliards de mètres cubes de gaz naturel depuis la région, via Gazprom. Ces investissements importants et ces liens s’expliquent par l’importance stratégique de la région aux yeux du Kremlin, par les débouchés économiques que la région abrite et par les liens culturels. En effet, sur une diaspora mondiale russe de 25 millions d’individus, plus d’un tiers (9 millions) se situent en Asie centrale et elle représentait encore 20% de la population régionale totale en 2008. Si cette diaspora a vu son poids politique local diminuer au fil du temps, elle peut toujours faire office de raison pour s’ingérer dans les affaires régionales, au nom de la sécurité du peuple russe. Et c’est bien la sécurité qui constitue le second, et le plus grand, volet de cette coopération. La Russie prend très au sérieux le risque terroriste dans la région et souhaite maintenir des régimes qui lui sont favorables dans la région. Ainsi, face à de violentes manifestations qui risquaient de dégénérer, le président kazakh a choisi début 2022 de faire appel à l’OTSC pour envoyer des troupes de « maintien de la paix » afin d’assurer la survie du régime. Cette intervention est sans précédent dans l’histoire de l’OTSC et constitue un atout majeur pour la Russie qui a envoyé ses troupes. Il existe par ailleurs de fortes craintes sécuritaires au Kremlin sur cette région alors même que le régime russe lutte en Ukraine et que l’Asie centrale joue le rôle de tampon face à la menace d’exportation d’instabilité depuis l’Afghanistan.
Pourtant le Kremlin semble avoir de bonnes raisons de s’inquiéter alors que son influence dans la région a pâti des dernières crises mondiales : pandémique, économique puis géopolitique. La crise covid a entraîné la fermeture des frontières russes avec les pays d’Asie centrale alors même que le poids des travailleurs étrangers est vital pour des pays comme le Tadjikistan ou le Kirghizistan : l’argent envoyé par les travailleurs migrants dans ces deux pays représente respectivement 29,7% et 29,6% de leur PIB. Pendant toute la crise pandémique, la fin de cette manne couplée aux fortes hausses du prix des hydrocarbures avait fait craindre un mécontentement social, une hausse de la répression et in fine la hausse du risque djihadiste. Si la Russie est intervenue pour préserver son influence au Kazakhstan, il est indéniable qu’elle est en perte de vitesse : le ralentissement économique l’affecte et elle s’en sort encore grâce à un prix des hydrocarbures maintenu haut par la stagnation de la production mondiale tandis que les sanctions européennes ont fait grimper les prix en flèche. Si le dossier sécuritaire était jusqu’à récemment une priorité pour Moscou, la guerre en Ukraine a rebattu les cartes : l’OTSC a ignoré l’appel à l’aide de l’Arménie, membre du traité et attaqué par l’Azerbaïdjan.
Le Kirghizistan a depuis lui aussi fait appel à l’article 4 du traité qui stipule que « si l’un des Etats parties est soumis à une agression de la part d’un Etat ou d’un groupe d’Etats, cela sera alors considéré comme une agression contre tous les Etats parties au présent traité ». Face à l’absence de réaction dans l’OTSC, ces deux pays ont annulé leur participation aux exercices conjoints du traité. La guerre en Ukraine exige aussi des soldats, et les Russes ont déjà dû redéployer plus de 1 500 militaires russes d’une base au Tadjikistan. Les migrations de 700 000 Russes suite à l’annonce de la mobilisation partielle russe sont aussi un poids lourd pour les économies d’Asie centrale et rappelle parfois le douloureux souvenir de la colonisation russe dans cette région.
La Chine, principale candidate face au vide laissé par la Russie
L’incarnation même du défi d’influence posé à la Russie dans la région est l’influence chinoise qui y grandit. Il faut bien comprendre que l’arrivée chinoise dans la région est réfléchie sur le long terme et que l’Asie centrale occupe une place importante dans la stratégie chinoise pour l’objectif 2049. C’est un espace avant tout vital pour permettre le désenclavement géographique d’une Chine qui se sent asphyxiée par la marine américaine dans les mers d’Asie. La stratégie chinoise de « One Belt, One Road » se fonde avant tout sur l’Asie centrale pour faire traverser à ses infrastructures qui relient la Chine à l’Europe. Les investissements de la Banque Asiatique d’Investissement pour les Infrastructures (BAII), ainsi que des entreprises publiques et privées sont donc déjà très importants : les entreprises chinoises produisent déjà 20% du pétrole kazakh, et 80% des gisements aurifères du Tadjikistan. Au total la Chine représente 55% du commerce total de l’Asie centrale, contre seulement 10% en 2008. Présentée comme une alternative à l’aide occidentale conditionnée à des contreparties, la Chine prône une politique de non-ingérence dans le commerce. Or l’aide chinoise n’implique pas pour autant un développement : il faut des systèmes fiscaux suffisamment développés pour taxer efficacement les infrastructures construites et créer de la richesse ou des revenus publics. Or ce n’est pas le cas et les projets servent souvent à enfermer les pays dans une forme de dépendance : pour rembourser la construction de trois nouveaux pipelines à la Chine, le Turkménistan ne peut tirer aucun profit de ses exportations car il la rembourse en nature. La construction de plusieurs projets similaires entraîne aussi une baisse générale des prix des produits sortis, que la Chine achète ensuite. Tout cela provoque une hausse de la concurrence économique au sein de la région, ce qui empêche toute coopération économique régionale plus poussée. Si l’influence chinoise croît de jour en jour, cette pression s’accompagne aussi d’une certaine méfiance : méfiance face au sort réservé aux populations Ouighours, et méfiance face à la domination économique qui se met en place.
Des concurrents moindres mais qui existent
Les deux autres concurrents à l’influence russe sont d’un rang moindre dans la région mais peuvent être des épines dans le pied de l’ours russe : l’Union européenne et la Turquie. Cette dernière a mis en place une politique de rapprochement avec les peuples turcophones, et elle use de ses liens culturels et linguistique avec la région. Au-delà, son aide récente à l’Azerbaïdjan lors du conflit avec l’Arménie lui donne l’image d’un pays ayant à cœur les intérêts des peuples turcophones dans leur ensemble alors que Moscou semble avoir ses alliés de l’OTSC. Néanmoins le pays est limité par sa distance géographique avec la région, et par ses liens économiques trop ténus : les capitaux turcs sont par exemple toujours inférieurs dans la région aux capitaux allemands ou américains, et aucun pays d’Asie centrale n’a la Turquie dans ses vingt premiers partenaires commerciaux. Cependant la diaspora turque est très active et son influence visible dans toutes les grandes villes de la région ; la Turquie peut se targuer d’être le pays avec le plus grand nombre d’entreprises dans la région, mais si elles ne sont quasiment toutes que des PME. Pareillement l’Europe est limitée par son absence de stratégie réelle pour la région, et l’Union ne possède finalement qu’un agrégat d’objectifs économiques et humains à atteindre. Les grandes priorités de l’Europe sont, comme souvent, le respect des droits de l’homme et une bonne gouvernance démocratique. Mais cette Europe est encore souvent perçue comme défaillante, bureaucratique et en crise, puisque c’est ainsi que les journaux russes encore très implantés la dépeignent. De plus, ses objectifs humains sont presque toujours mal vus des pays de la région, qui y voient une ingérence occidentale dont ils doivent se protéger. L’Europe a également tenté de jouer la carte du dialogue sécuritaire en créant le « UE-Central Asia High-Level Security Dialogue », mais celui-ci s’est finalement révélé très peu efficace. En conclusion, c’est presque comme toujours dans l’aspect économique que l’Union européenne réussit à se démarquer, grâce à des entreprises très implantées dans la région. Celle-ci ne possède finalement pas l’envie ou l’ambition de concurrencer directement la Russie ou la Chine en Asie centrale, mais peut se révéler être un rival économique au niveau macroéconomique des entreprises ou perçue comme une menace supplémentaire au vu de son discours humanitaire et démocratique.
Point sur Total Energies, entreprise phare dans les hydrocarbures et victime des renversements géopolitiques régionaux En Asie centrale, Total Energies a des opérations dans plusieurs pays tels que le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan. Ces pays sont riches en ressources pétrolières et gazières et offrent donc des opportunités d'investissement importantes pour l'entreprise. Celle-ci s’est ainsi concentrée sur les champs gaziers de « South Pars » en Iran et de « Shah Deniz » en Azerbaïdjan et dans le champ pétrolier « Kashagan » au Kazakhstan. La stratégie de Total Energies en Asie centrale est axée sur la consolidation de ses positions sur les marchés existants et sur la recherche de nouveaux projets. Dans le cadre de cette stratégie, l'entreprise s'est engagée à développer ses activités dans la région tout en respectant les normes environnementales et sociales les plus élevées. En outre, Total Energies a établi des partenariats avec des entreprises locales pour renforcer sa présence sur les marchés de la région. Ces partenariats permettent à l'entreprise de bénéficier de l'expertise et des connaissances locales, ainsi que d'établir des relations avec les gouvernements locaux. En termes de défis, la situation géopolitique en Asie centrale peut être instable en raison de la rivalité entre les grandes puissances de la région telles que la Russie et la Chine. Cela peut affecter la sécurité des investissements de l'entreprise, ainsi que l'approvisionnement en ressources énergétiques. En résumé, la stratégie de Total Energies en Asie centrale vise à consolider sa présence sur les marchés existants et à explorer de nouveaux projets tout en respectant les normes environnementales et sociales. L'entreprise a également établi des partenariats avec des entreprises locales pour renforcer sa présence sur les marchés de la région. Toutefois, la situation géopolitique instable en Asie centrale peut être un défi pour l'entreprise. Sa stratégie actuelle, au vu du peu de sécurité que peut offrir l’Union Européenne face au soutien du gouvernement chinois à une entreprise chinoise, Total a prévu un recentrage sur les énergies renouvelables dans la région, en investissant notamment dans les ressources hydriques du Kirghizistan et du Tadjikistan tout en réduisant les hausses d’investissements dans les gisements pétroliers et gaziers locaux, afin de réduire son exposition au risque. Les gisements locaux, s’ils sont prometteurs, sont aussi difficilement accessibles et nécessitent des investissements que Total ne peut se permettre sans soutien sécuritaire de l’Union européenne. |
Et les Etats-Unis dans tout ça ?
Les Etats-Unis souffrent dans la région d’une perte de prestige à la fois ancienne et récente : la guerre injustifiée en Irak leur a fait perdre beaucoup de crédit à l’international, et le départ des troupes américaines d’Afghanistan après une vingtaine d’années de guerre a accru le sentiment d’incapacité américaine à transformer une victoire militaire en victoire pour la paix. Néanmoins, de par leur place de superpuissance, ils demeurent encore aujourd’hui la seule option face à l’étau russo-chinois pour les pays d’Asie centrale et sont une des options prioritaires alors même qu’ils ne considèrent l’Asie centrale que comme un espace secondaire pour leur puissance. Leur présence dans la région se décline aujourd’hui en trois axes : de grandes sociétés américaines sont d’abord présentes sur les gisements d’hydrocarbures locaux pour les exploiter ; le pays fournit une aide militaire, notamment pour la formation de troupes ; enfin les Etats-Unis sont un partenaire commercial important, presque toujours dans les dix premiers de chaque Etat d’Asie centrale, sans être pour autant un partenaire majeur de l’un d’entre eux. Un partenariat avec la puissance américaine est toujours jugé risqué pour les pays d’Asie centrale qui perçoivent l’Amérique comme trop ambigüe, et les populations d’Asie centrale ont souvent le sentiment de n’être pour la puissance américaine qu’un pion parmi tant d’autres. Mais elle reste considérée comme bienvenue pour faire contrepoids à une ancienne influence russe et une influence chinoise dynamique. Les Etats-Unis n’ont donc pas ici vocation à remplacer la Russie ou la Chine, mais ils font office d’alternative.
Les menaces sont nombreuses…
Face aux bouleversements d’ordre géopolitique que connaît la région, les menaces et dangers sont nombreux pour elle, en commençant par le risque sécuritaire. La défaite américaine qui s’est soldée par le retour au pouvoir du régime taliban risque d’encourager la déstabilisation terroriste dans le reste de la région une fois que le régime taliban aura stabilisé son assise dans son pays. La Chine s’est néanmoins déjà grandement rapprochée de l’Afghanistan afin de s’assurer du maintien de la sécurité dans la région. Pékin bénéficiait jusqu’alors de la stabilité permise par la présence de nombreuses troupes américaines, et craint que l’Afghanistan ne puisse sur le long terme devenir un refuge pour terroristes ouïghours. Si jamais le gouvernement taliban a d’ores et déjà apporté des garanties verbales aux Chinois, il faut s’interroger sur les capacités de Kaboul à maîtriser ses frontières et plus globalement l’ensemble de son territoire, contre l’implantation de groupes djihadistes et séparatistes, étant donné que l’Etat Islamique est par exemple toujours présent sur son territoire. Que ces garanties aboutissent ou non, c’est déjà un camouflet pour la Russie qui incarne de moins en moins la sécurité régionale, sans que Pékin ne semble pour autant vouloir reprendre entièrement ce fardeau, et cherche simplement à maintenir des relations ne mettant pas en danger ses entreprises à l’étranger.
L’autre menace est d’ordre commercial : la région tombe de plus en plus dans la nécessité d’exporter des matières premières, alors même que ceux-ci représentent déjà la majorité de ses exportations. Prenons l’exemple du Kazakhstan, plus grosse économie régionale, et de loin. Les premiers partenaires économiques du pays sont la Chine et la Russie, où la Chine est son premier client pour les exportations et la Russie pour ses importations. Or aujourd’hui, près de 80% des exportations kazakhes sont soit des matières premières, soit des matières premières transformées : au total, 65% des exportations kazakhes sont composées de pétrole et de produits pétroliers. En regardant ses importations on se rend compte que le Kazakhstan n’importe presque que des produits transformés, industriels ou à haute valeur ajoutée. La composition de la balance commerciale kazakhe est semblable à toutes celles de la région et met en lumière la position dans laquelle s’est renfermée la région : celle de périphérie productrice de matières premières dépendante d’un centre pour lui exporter ses produits, centre qui fixe les prix des matières premières.
Sources :
Who will fill the Russian vacuum in Eurasia ?, IPS Journal, 15/12/2022
Russia’s Pivot to Asia: Central Asia, Russian Briefing, 29/03/2022
Russia and Central Asia: Between Pragmatism and Ambitions, Valdai Club, 18/05/2021
Total in Central Asia: strategic and ethical issues of good industrial development, Conflits, 30/09/2019, Jean-Baptiste Noé
The Return of geopolitics: the Revenge of the Revisionist Powers, Foreign Affairs, Walter Russel Mead, May/June 2014
Russia’s War on Ukraine and the Rise of the Middle Corridor as a Third Vector of Eurasian Connectivity¸ Tuba Eldem, 28/10/2022
Unintended Consequences: a heyday for the Geopolitics of Eurasian Transports, Modern Diplomacy, 15/08/2022, James Dorsey
The Concept of “Greater Eurasia”: the Russian “turn to the East” and its consequences for the European Union from the geopolitical angle of analysis, 31/07/2021, Marina Glaser and Pierre-Emmanuel Thomann.
Economic Relationships between Turkey and Turkish republic of central Asia, Bayram Balci
Total Energies : Dynamique du groupe et de ses activités. Environnement concurrentiel et perspectives stratégiques, Juin 2022, Xerfi Classic.
Crédit photo : Zbynek Burival, Unsplash