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La photographie en géopolitique: une arme émotionelle 

Par Sophie Delcher

 "Le général a tué le Viet Cong ; j’ai tué le général avec mon appareil. Les photographes restent l’arme la plus puissante au monde. » Tels sont les mots prononcés par Eddie Addams, photographe américain à l’origine de « L’exécution de Saïgon », consacrée par le prix Pulitzer et

le concours du World Press Photo en 1969. Une photographie montrant  l’exécution sommaire d’un insurgé Vietcong par le chef de la police Sud-Vietnamienne, Nguyen Ngoc Loan, devenue le symbole de tout un conflit.

 

La photographie se trouve donc ici qualifiée d’arme, mot utilisé pour désigner « tout objet, appareil, engin qui sert à attaquer ou à se défendre ». Une expression forte de sens et d’implications, nous interrogeant de facto sur son pouvoir et sa portée dans les évènements

ayant bouleversé et façonné le monde d’hier comme celui d’aujourd’hui.

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La photographie au service de l’histoire

S’il existe un pouvoir dont dispose le photographe, c’est bien celui de susciter l’émotion du public qu’il touche. Qu’il s’agisse de la peur, de l’humiliation ou encore de l’empathie, la photographie est un moyen de communication, une forme d’expression artistique faisant appel à la sensibilité dans des contextes géopolitiques régis par la stratégie et guidés par la rationalité. Depuis son invention au 19ème siècle, elle est utilisée, mais également instrumentalisée pour servir sa cause ou décrédibiliser ses ennemis. Lorsque la Grande Guerre éclate en 1914, la photographie devient un moyen de montrer une réalité partielle et déformée celle d’une guerre héroïque et dénuée d’horreur. Les photographes servent et renforcent l’idéal patriotique par le biais de leurs clichés2, sous peine de censure.

Peu à peu, le photojournalisme s’émancipe de la tutelle gouvernementale pour partager des clichés racontant encore aujourd’hui à eux seuls certains évènements historiques de l’époque contemporaine. Parmi les plus marquants, on ne peut passer à côté de « la petite fille au napalm » 3 immortalisée par Nick Ut en août 1972, lors de bombardements opérés par l’armée sud-vietnamienne. Devenue le symbole de l’atrocité de la Guerre du Vietnam, cette photographie révèle la cruauté du conflit aux yeux du monde, déclenchant l’indignation et la mobilisation d’une partie de l’opinion publique américaine et internationale, déjà majoritairement opposée à la présence américaine au Vietnam. Le photographe apparaît alors comme un acteur ayant le pouvoir de révéler la vérité des conflits au grand public et capable d’influencer le cours de l’histoire uniquement par les scènes qu’il capture.

Capture d’écran 2021-02-16 à 22.52.08.

Quelle place pour la photographie dans un monde ultra connecté?

La photographie perd cependant le monopole de la révélation visuelle avec le développement de la télévision, et plus récemment des technologies permettant aux informations d’être diffusées et partagées dans un temps record. Dans ce monde ultra-connecté où le nombre d’internautes s’élevait à 4,39 milliards en 20194, une « démocratisation » de la photographie s’opère, celle-ci devenant désormais accessible à chacun avec 95 millions de photos et vidéos partagées chaque jour uniquement sur Instagram5. Les clichés se veulent de plus en plus percutants, de manière à attirer l’oeil et garder l’attention d’une audience disposant d’une masse et d’une diversité gigantesque de contenus. 

Au milieu de ce flux iconographique, certaines photos parviennent malgré tout à se démarquer, déclenchant parfois une « vague d’émotion »6 ou faisant l’effet d’un « coup de poing », expressions employées par la presse pour qualifier le choc face aux clichés du jeune Aylan Kurdi retrouvé mort sur une plage de Turquie en 2015. Ces images terribles, devenues le symbole du drame des réfugiés syriens, entrainent de nombreuses réactions de la part des politiciens européens, parmi lesquelles celles de François Hollande ou de Matteo Renzi, montrant ainsi la portée et l’impact de ces photos. Mais l’émotion est-elle toujours synonyme d’actions? Telle est la question qu’il semble pertinent de se poser. En effet, aucun véritable changement de paradigme au regard des questions migratoires n’a été observé depuis cet évènements, le nombre d’arrivées irrégulières dans l’Union Européenne ayant par ailleurs été réduit de plus de 90% depuis 20158. Ainsi, si la photographie reste un levier émotionnel important, il est intéressant de s’interroger sur sa capacité présente et future à impacter les politiques nationales

et internationales.

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La photographie comme arme au service des oppositions idéologiques?

 

Dans un contexte où la cristallisation de certaines idéologies s’opère, le rôle et l’utilisation de la photographie est plus que jamais au coeur du débat, requérant de s’intéresser à la possible instrumentalisation de l’iconographie à travers ce prisme. Le cadrage photographique constitue à lui seul un point de tension non négligeable quant à la capacité d’une photo à être objective.

Pour reprendre les mots du photographe Romain Depardon "Dès qu'il y a photographie, il y a prise de cadre, moment choisi, un engagement" . En effet, le choix du cadrage participe à la décontextualisation de l’instant que la photographie immortalise, pouvant alors tromper et manipuler l’oeil du spectateur. Cette problématique refait régulièrement dans le cadre du conflit  israélo-palestinien, véritable « guerre des images »10 entretenant la haine du camp adverse et la volonté de se venger de l’ennemi. En 2013, lorsque le photographe suédois Paul Hansen remporte le World Press Photo Award11 pour son cliché montrant des funérailles d’enfants palestiniens dans les rues de Gaza, sa photographie fait notamment l’objet de contestations quant à son authenticité, traduisant toute l’ampleur du débat politique construit autour de l’impact politique des images.

SOURCES:

BOURDON Jérôme. « Qui a tué Mohammed el-Dura ? » de la mise en doute informatique d'un

fait journalistique », Hermès, La Revue, vol. 47, no. 1, 2007, pp. 89-98.

DEBEUSSCHER Juliane. Usages géopolitiques des images. Paris : Le Bal : Textuel : Centre

national des arts plastiques, 2016, 239p.

FRANK Robert. Émotions mondiales, internationales et transnationales, 1822-1932 , Monde(s),

vol. 1, no. 1, 2012, pp. 47-70.

LAFON Alexandre. La photographie privée de combattants de la Grande Guerre : perspectives

de recherche autour de la camaraderie, Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. 91, no. 3,

2008, pp. 42-50.

LAVOIE Vincent, La rectitude photojournalistique.  Études photographiques, 26 |

novembre2010, mis en ligne le 08 juillet 2011.

LINSOLAS Jean-Marie. « 4. La photographie et la guerre : un miroir du vrai ? », Christophe

Prochasson éd., Vrai et faux dans la Grande Guerre. La Découverte, 2004, pp. 96-111.

MOÏSI Dominique. La géopolitique de l’émotion, Flammarion. 2008, 267 p.

RYMARSKI Christophe. Géopolitique des sentiments, Sciences Humaines, vol. 200, no. 1,

2009, pp. 26-26.

VERAY Laurent, Montrer la guerre : photographie, cinéma, in Jean-Jacques BECKER, Jay

WINTER, Gerd KRUMEICH (dir.), Guerre et Culture, Paris, Armand Colin, 1994.

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