- Mohamed Wilane
Sénégal: Du mécontentement à la contestation, le réveil des lions

Parmi les évènements marquants qui ont ponctué le mois de Mars 2021, les troubles que le Sénégal a traversés se démarquent assez nettement. Le pays, qui n’avait pas connu de réelle situation de tension depuis 2012 – avec la destitution mouvementée de l’ex-président Abdoulaye Wade –, a récemment été secoué par un séisme populaire, dont l’épicentre est l’affaire « Ousmane Sonko ». Comment une affaire judiciaire qui peut sembler triviale de prime abord a été le déclencheur d’une ire populaire ?
Ousmane Sonko : portrait politique
Né le 15 Juillet 1974 à Thiès (une région du Sénégal), Ousmane Sonko est un homme politique sénégalais, député et leader du parti PASTEF (Patriotes du Sénégal pour le Travail, l’Éthique et la Fraternité). Il s’est fait connaître du grand public en 2016, par son statut d’Inspecteur Principal des Impôts et des Domaines, mais surtout par les critiques qu’il a émises à l’encontre de l’État Sénégalais, en l’accusant notamment d’anomalies fiscales et budgétaires qui mettent en cause le président Macky Sall. Cet acte lui vaudra une radiation de l’Inspection générale des Impôts et Domaines pour manquement au droit de réserve, mais lui conférera par la même occasion un statut privilégié dans l’estime des Sénégalais, qui le verront alors comme un homme intègre.
Cet évènement marqua le début de son ascension politique fulgurante, si bien qu’aux dernières élections présidentielles (2019), Ousmane Sonko arrivait 3ème (15,67% des scrutins) derrière le président sortant Macky Sall (58,26%) et le candidat Idrissa Seck (20,51%). Pour une première élection, ce score était conséquent, d’autant plus que le candidat arrivé 2ème, Idrissa Seck, est un vétéran sur la scène politique Sénégalaise (en activité depuis les années 1990).
Politiquement, Ousmane Sonko se présente comme une figure de proue du patriotisme sénégalais, et dénonce avec véhémence ce qu’il décrit comme étant une asymétrie fondamentale dans les relations qu’entretient la France avec le Sénégal. Cette posture méfiante vis-à-vis de l’Hexagone le rend encore plus apprécié par les populations, qui le perçoivent comme un défenseur des intérêts nationaux.
L’Affaire Ousmane Sonko, symptôme d’un mécontentement plus profond des populations
Dans la nuit du 2 au 3 février 2021, Adji Sarr, une femme de 20 ans employée d’un salon de beauté, dépose plainte contre Ousmane Sonko pour « viols répétés et menaces de mort ». Ce dernier réplique sur son compte Twitter en niant les accusations portées à son encontre, qui relèveraient selon lui d’un complot politique ourdi par le président Macky Sall pour entraver sa future candidature aux élections de 2024. Il refuse de répondre à la convocation émise le 8 février par la gendarmerie nationale du Sénégal, en invoquant son immunité parlementaire - immunité qui fut par la suite levée à l’issue d’un vote parlementaire, obligeant alors M. Sonko à répondre aux convocations lancées. Le 3 Mars, il est convoqué par un juge d’instruction : après avoir initialement annoncé qu’il ne s’y rendrait pas, il accepte finalement d’obtempérer, et va au tribunal, escorté par un cortège formé de ses partisans. L’attroupement généré lui a valu une garde à vue pour troubles à l’ordre public, levée dans la nuit du 7 au 8 Mars. Il est officiellement inculpé par la justice le 8 Mars, et relâché sous contrôle judiciaire.
L’arrestation d’Ousmane Sonko le 3 mars embrase le pays. Dans plusieurs zones du Sénégal, des manifestations éclatent, au cours desquelles sont observés moult débordements. D’un côté, les manifestants ont saccagé et pillé beaucoup d’enseignes, notamment des magasins Auchan – perçus comme étant une matérialisation de l’impérialisme économique imposé par la France au Sénégal. Chez les forces de l’ordre, les bavures n’ont pas non plus manqué. Répression violente des manifestations, intrusions au domicile de citoyens, agressions physiques et morales, tirs à balles réelles ayant causé au moins un mort, arrestations arbitraires… Le bilan est accablant. Le total des victimes chez les manifestants est évalué à 11 morts. Depuis la libération sous contrôle judiciaire d’Ousmane Sonko, cependant, les manifestations ont cessé.
Dans l’esprit des populations, les revendications vont cependant plus loin que la simple libération d’Ousmane Sonko. En effet, si ce « fait divers » a pris de telles proportions, c’est parce que les Sénégalais couvaient un mal-être bien plus profond, dû à la morosité économique, et au sentiment d’un verrouillage politique et démocratique pesant sur le pays. Rappelons que le Sénégal connaît encore aujourd’hui de réelles difficultés en ce qui concerne son développement, et les divers indicateurs macroéconomiques en constituent un thermomètre explicit :
· 37,8% de la population vit encore aujourd’hui sous le seuil de pauvreté (qui est de 925 FCFA par jour, soit 1,41€ par jour selon la Banque Mondiale)
· Le taux de chômage s’élève à 48% selon le dernier rapport de l’Organisation internationale du travail (Septembre 2020), ce qui fait du Sénégal le 3ème pays au monde en termes de chômage.
· Pour ce qui est du développement stricto sensu, l’IDH du pays est assez faible (0,512), le plaçant au 168ème rang sur 189 pays et territoires (selon le Rapport sur le Développement Humain 2020 émis par le PNUD).
Le peuple face aux malversations : les accusations de népotisme
Mais au-delà de ces aspects fondamentaux relatifs au développement social et économique, l’opposition sénégalaise dénonce ce qu’elle prétend être un népotisme de la part du président Macky Sall, et un affaiblissement démocratique généralisé. Ce népotisme décrié se traduit essentiellement par la présence affirmée du frère du Président, Aliou Sall, dans certaines affaires d’importance. En Juillet 2014, il remporte les élections Municipales de la ville de Guédiawaye, mais sa carrière est marquée par sa gérance de la filiale pétrolière sénégalaise de Petro Tim. Aliou Sall est accusé d’avoir pris part à des manigances avec l’homme d’affaire Roumain Frank Timis au sujet d’accords concernant l’exploitation du pétrole découvert au Sénégal – notamment documentaire réalisé par la BBC, qui met clairement en cause Aliou Sall, l’accusant d’avoir accepté des pots de vins.
Ironie du sort, le terme Timis signifie crépuscule en Wolof, le dialecte le plus utilisé au Sénégal – ce qui fera évoquer à certains des accords à teneur crépusculaire entre le frère du président et l’homme d’affaires Roumain.
De manière plus large, l’opposition va même jusqu’à évoquer un caractère dynastique du jeu de pouvoir sénégalais, via l’expression « Dynastie Faye Sall », pour expliquer le fait que des proches du président Macky Sall et de sa femme Marième Faye Sall occupent certaines fonctions stratégiques dans le pays. Le beau-frère du président, par exemple, a été Maire de la région de Saint-Louis. Cette notion de Dynastie Faye Sall a, comme on peut s’y attendre, fortement déplu au président Macky Sall, qui s’en dédouane et dénonce une médisance de l’opposition à l’encontre de sa personne.
La gestion de la crise Sonko : vers un péril démocratique ?
L’argument principal de l’opposition – et des manifestants – est l’existence d’une partialité de la justice sénégalaise dans le traitement de cette affaire. Cette dernière dénonce une instrumentalisation de l’appareil judiciaire dont la finalité serait la neutralisation politique d’Ousmane Sonko en vue des élections de 2024. Selon elle, le président Macky Sall n’en serait pas à son coup d’essai, et aurait déjà déployé des stratagèmes similaires par le passé pour nuire à ses opposants. On pourrait penser notamment à l’incarcération de Khalifa Sall (ancien Maire de Dakar) en 2018 pour détournement de fonds public, qui l’a empêché de se présenter aux élections présidentielles de 2019. Par ailleurs, il est à noter qu’environ 42 membres ou proches du PDS – Parti démocratique Sénégalais, parti politique d’opposition fondé par l’ex-président Abdoulaye Wade – sont passés par la case prison depuis l’élection du Président Macky Sall (2012). Enfin la présence de corruption dans le pays, qui renforce la crainte d’un jugement inéquitable.
L’avocate et Ministre des Affaires étrangères Me Aissata Tall Sall nie quant à elle ces accusations. Au micro de France-24, elle a déclaré que l’affaire Sonko était un non-évènement, une affaire civile entre deux citoyens sénégalais, totalement indépendante du champ politique, et s’est justifiée en invoquant ce qu’elle décrit comme une séparation des pouvoirs effective et affirmée au Sénégal.
L’apaisement relatif des troubles : quel aboutissement ?
La libération d’Ousmane Sonko le 8 Mars 2021 mit fin à la période de troubles qui mouvait le pays. Néanmoins, l’affaire Sonko a eu des effets inéluctablement durables : tout d’abord, elle a été le détonateur d’une bombe populaire alimentée par le mal-être généralisé des sénégalais.
Ensuite, cette détonation semble avoir braqué les projecteurs sur un pays dont l’activité géopolitique n’était pas des plus visibles : le cas Sonko a révélé aux yeux du monde certaines faiblesses structurelles affectant le pays, notamment l’atonie croissante des processus démocratiques. Ainsi, lorsque débutait la période de troubles au Sénégal, certaines chaînes d’opposition (Walf, SenTV) ont été censurées, de même que l’accès à plusieurs sites internet et plateformes (YouTube ou WhatsApp par exemple) a été fortement réduit. Ce comportement a d’ailleurs été critiqué par la league des hackers « Anonymous » qui s’est exprimée sur son compte twitter, avec des propos que l’on pourrait traduire ainsi : « Que vous ayez une affaire contre le chef de votre opposition est une chose. Mais vous n’avez nullement le droit de couper l’accès à internet ou de blesser des manifestants. Si vous n’avez rien à cacher, laissez le monde observer, et les gens s’exprimer ».
Mais si cette affaire aura bien montré une chose, c’est que le peuple sénégalais dispose d’un réel potentiel de réaction dans les moments forts de son histoire politique. Autant qu’il faille se méfier de l’eau qui dort, il ne faut pas non plus troubler les lions dans leur sommeil, sous peine d’éveiller leur terrible rugissement.
Sources:
https://www.sikafinance.com/marches/senegal-le-taux-de-pauvrete-en-nette-baisse-a-37-8-en-2018_23432
https://senegal7.com/nepotisme-au-sommet-de-letat-un-fleau-bien-senegalais/
https://www.seneweb.com/news/Dynastie-Faye-Sall