- Arwin Chanamougame
Rencontres Géopolitiques #1 : Le Chili, deux ans de révoltes et encore beaucoup d'interrogations

Quelques jours avant que les émeutes éclatent en octobre 2019 au Chili, le président Piñera qualifiait le pays d’« oasis » dans une région en proie aux crises, mettant en lumière les réussites économiques de son pays. Le 20 octobre 2019, il déclarait : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, qui est prêt à faire usage de la violence sans aucune limite » pour qualifier les émeutes qui avaient lieu dans les principales villes du pays. Loin de cette image idyllique que voulait renvoyer le président, les scènes de violences et les 8 jours d’état d’urgences décrétés par le président du 19 au 26 octobre 2019 renvoient une image drastiquement différente du Chili. Difficultés liées à la crise des Subprimes de 2008, inégalités sociales, le peuple chilien descendaient dans les rues en réaction aux mesures d’augmentation des prix des services publics et pour témoigner d'un profond ressenti de la population à l'encontre des importantes inégalités sociales que connaît le pays encore aujourd’hui.
Panorama des violences au chili
En 2019, nombres de manifestants défilaient par petits groupes dispersés, se dirigeant vers la Plaza Italia, le point névralgique de la contestation, où les affrontements avec la police et l’armée se multipliaient chaque jour. Allant des cacerolazos, ces concerts de casseroles typiques des manifestations sud-américaines, jusqu’au jet de cocktails Molotov, les manifestations au Chili qui ont frappé le pays en octobre 2019 ont durablement marqué le pays. En effet, elles ont causé 26 morts, 2459 blessés dont 1400 par armes à feu, 5012 arrestations, 78 stations de métro saccagés, 8 jours sous état d’urgences déclarés par le président ainsi qu’un couvre-feu.
C’est bien la hausse du prix du ticket de métro qui avait causé ce début de crise en 2019. Le prix du ticket de métro à Santiago, qui devait être relevé de 800 à 830 pesos (environ 1,04 euro) aux heures de pointe, serait devenu impayable pour de nombreux usagers, quand la moitié des travailleurs chiliens gagne l’équivalent de 500 euros ou moins par mois. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. De nombreux chiliens se sont donc retrouvés dans la rue afin de témoigner de leur "ras-le-bol", de leur fatigue et leur sentiment de révolte face à une baisse de la protection économique sociale et une augmentation des inégalités dans le pays.

Crédit: Susana Hidalgo
Malgré un remaniement important du gouvernement, ainsi qu’une réécriture en cours de la constitution, les manifestations ont repris en octobre 2021. Une manifestante déclarait aux médias : "Nous voulons voir la fin du capitalisme et du néolibéralisme". Depuis que les mesures contre le covid-19 ont été assouplis au Chili, les manifestations contre le gouvernement ont repris. Certains manifestants ont pillé des supermarchés et des pharmacies. D'autres, portant des cagoules noires, ont lancé des cocktails Molotov sur les "pacos", ou la police. Pendant une semaine, l'artère principale de la capitale a été remplie de piles d'ordures auxquelles on avait mis le feu. Ces scènes ne sont pas sans rappelés celles qui ont marqué le pays en Octobre 2019. L’avenue Vicuña-Mackenna, grande artère du centre de Santiago, la capitale chilienne, ressemblait à un champ de bataille. Le centre-ville est couvert de graffitis. "Mort au gouvernement, vive l'anarchie".
Il faut que tout change pour que rien ne change
Le Chili est le premier État dans lequel ont été appliquées les recettes de la doctrine néolibérale portée par les « Chicago Boys ». Sous la dictature du général Pinochet, ces disciples de Milton Friedman (Prix Nobel d’économie en 1976) ont été chargés de redresser le pays à grand renfort de privatisations, de réduction du rôle de l’État et de libéralisation quasi complète de l’économie.
Grâce à ces principes, le « Jaguar de l’Amérique latine » ou l’« oasis vertueuse », selon la formule du président Piñera, affichait une croissance importante - près de 4% en 2019-. Mais, sur le plan intérieur, les conséquences sont plus complexes. La réduction des inégalités n’étaye pas la priorité. Des politiques de redistribution n’ont pas été mises en place. Selon l’historien Olivier Compagnon, la colère trouve ses racines dans le décalage entre une croissance économique forte et des inégalités sociales criantes : « Le soulèvement actuel est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale. »
Dans les années 2000 jusqu’à environ 2012, la hausse du prix des exportations de matières premières a permis un boom économique dans de nombreux pays d’Amérique latine. Celui-ci a permis au Chili, qui dispose de grandes ressources de cuivre, de jouir d’une baisse de la pauvreté. Malgré l’émergence d’une classe moyenne au milieu des années 2000 de nombreuses inégalités gangrènent la société chilienne. Selon une étude publiée en 2019 dans le Lancet, une revue médicale, l'espérance de vie à la naissance d'une femme née dans le quartier le plus pauvre de Santiago est inférieure de près de 18 ans à celle d'une femme née dans le quartier le plus riche, un écart bien plus important que dans les cinq autres villes d'Amérique latine étudiées, dont Mexico et Buenos Aires.
D’autres domaines telles que l’éducation, la santé, les retraites sont de plus en plus au cœur des revendications du peuple chilien. Plus de 80 % des retraités perçoivent des pensions inférieures au salaire minimum de 337 000 pesos (418 dollars) par mois. De grandes manifestations ont eu lieu en 2006, 2011 et 2016 pour réclamer des réformes dans ces domaines, mais beaucoup ont le sentiment que peu de choses ont changé. Ceux qui peuvent se le permettre recherchent des écoles et des soins de santé privés. Cette année, Cristóbal Rovira Kaltwasser, un politologue, a publié une enquête auprès de 137 cadres et membres de conseils d'administration des 500 plus grandes entreprises du pays. Un peu moins de la moitié d'entre eux ont déclaré que leurs parents avaient été scolarisés dans des écoles privées, mais 96 % ont affirmé que leurs enfants l'étaient.

Crédits : Marcos Brindicci -Reuters
Il est toutefois important de souligner que la doctrine promue par les « Chicago Boys » n’a jamais été remise en cause, malgré le retour à la démocratie et indépendamment de l’orientation politique du gouvernement – même sous la socialiste Michelle Bachelet qui a été à la présidence du Chili de 2006 à 2010 puis de 2014 à 2018. Les Chiliens ne descendent pas dans les rues battent pour obtenir des hausses de salaires, ils demandent de pouvoir bénéficier de prestations leur permettant d’assurer une dignité personnelle, et donc la mise en place de politiques de redistribution de richesses.
Quelles solutions proposées et quelles conséquences ?
Après les manifestations de 2019, le gouvernement a accepté de créer une convention constitutionnelle - l'idée étant qu'en élisant un organe largement représentatif des citoyens chiliens afin de réécrire la constitution de l'époque du dictateur Augusto Pinochet, le mécontentement pourrait être canalisé vers de meilleures réponses que le populisme et l'anarchie. Mais deux ans plus tard, alors que cette expérience démocratique est en cours (avec seulement 43 % des citoyens votant pour les 155 membres de la convention en mai), le Chili semble en plus mauvaise posture que jamais depuis le retour de la démocratie il y a trente ans.
Certes, de prime abord, il semblait que l'écriture d'une nouvelle constitution contribuerait à apporter plus de légitimité à un système discrédité. En 2020, le taux de participation au référendum sur l'opportunité de rédiger ou non une nouvelle constitution a été, avec 51 %, parmi les plus élevés depuis que le vote est devenu volontaire en 2012 (78 % ont voté oui). La participation des jeunes et des pauvres a le plus augmenté. Juan Pablo Luna, politologue à l'Université catholique du Chili, affirme que la convention a conduit à une "revitalisation de la politique" chez les jeunes.
Cependant, le paysage politique chilien est de plus en plus instable. Les politiciens extrémistes gagnent du terrain. En novembre, des élections générales auront lieu, au cours desquelles le président de centre-droit, Sebastián Piñera, ne pourra pas se représenter en raison de la limitation des mandats. Les deux hommes politiques en tête des sondages pour le remplacer sont Gabriel Boric, un homme de 35 ans allié au Parti communiste, et José Antonio Kast, un candidat de la droite dure qui a un jour affirmé que si Pinochet était vivant, "il voterait pour moi". M. Kast veut construire "un fossé" à la frontière nord du pays pour empêcher les immigrants d'arriver illégalement.
Ces mouvements d’extrémisation politique et de violence s’inscrivent bien dans une dynamique mondiale. Les manifestations à Hong Kong, en Algérie, au Liban, ou encore en France avec le mouvement des Gilets Jaunes le prouvent bien. Il est important de souligner que nombre de ses mouvements ont des déclencheurs conjecturels, spécifique et sectoriel. Comme l’explique Christophe Ventura, qui est chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques, spécialiste de l’Amérique latine, des éléments s’accumulent et ne trouvent pas de réponse, si ce ne sont celles qui aggravent les problèmes posés. C’est ainsi que ces mouvements démarrent. Ces soulèvements sociaux rejettent les partis politiques, les politiques de l’État, car selon eux, ils ne répondent plus à la promesse étatique, qui est d’instaurer un cadre de vie décent pour ses citoyens.