La Méditerranée orientale: une zone explosive

Le 14 juin dernier les dirigeants français et turc affichaient leur volonté d’avancer conjointement lors d’une rencontre à Bruxelles. Pourtant, un an auparavant, le 14 juin 2020, la France accusait la Turquie d’avoir « illuminé » avec un radar de conduite de tir, une de ses frégates - ce qui représente un acte de guerre. Les tensions en Méditerranée atteignaient alors un niveau inédit. En l’espace de quelques années, la Méditerranée orientale est devenue un espace de tensions et de rivalités majeures, sur fond de course aux hydrocarbures et de velléités territoriales.
Une zone de tensions…
Historiquement, la Méditerranée orientale a toujours été un espace de tensions. Cela est particulièrement le cas en Mer Égée, entre la Grèce et la Turquie. Ces deux nations, dont la rivalité remonte à l'Antiquité, se sont respectivement libérées l’une de l’autre : la Grèce d’abord en 1829 après 400 ans d’occupation Ottomane puis la République Turque en 1923 après plusieurs années d’occupation militaire grecque. Au cours de leurs divers conflits, toutes deux ont considéré la Méditerranée et ses îles comme faisant partie de sa propre sphère d’influence.
Autre sujet de discorde entre les deux nations depuis 1974, l’île de Chypre. A l’époque, l’armée turque décide d’envahir le nord de l’île en réponse à un coup d’État de nationalistes chypriotes-grecs soutenus par la junte militaire au pouvoir en Grèce et dont l’objectif est de rattacher l’île à la Grèce. Depuis, l’île est scindée en deux. Au sud, la République de Chypre, membre de l’Union européenne et proche de la Grèce et au nord, la République Turque de Chypre du Nord, non reconnue par la communauté internationale et soutenue par la Turquie, dans laquelle sont stationnés plusieurs dizaines de milliers de soldats turcs. Les deux sont séparées par une ligne verte. Les pourparlers ont tous échoué à réunifier l’île tant les divisions économiques, culturelles et politiques sont grandes.

Exacerbées par une course récente aux hydrocarbures et par les visées expansionnistes croissantes de la Turquie
La période allant de 2009 à 2011 marque un tournant pour la région avec la découverte de trois gisements majeurs de gaz naturel au large d’Israël et de Chypre - découverte entraînant une courses aux hydrocarbures. Depuis de nouveaux gisements ont été trouvés, au large de la bande de Gaza et dans les eaux égyptiennes. D’autres sont en cours d’exploration dans les eaux libanaises, syriennes et grecques. La Turquie, en contestant ses frontières maritimes à l’ouest avec la Grèce et à l’est avec l’île de Chypre, cristallise une grande partie des tensions. Celle-ci n’étant pas signataire de la convention onusienne de Montego Bay de 1982, elle ne reconnaît pas le droit international de la mer qui encadre le partage des zone exclusives économiques maritimes dans lesquelles s’exercent la souveraineté des États.
Pour le moment, les rivalités se limitent à des crises diplomatiques. En 2018, l’armée turque décide ainsi de bloquer un navire italien venu explorer des gisements de gaz dans les eaux chypriotes pour le compte du gouvernement de la République de Chypre. Les autorités turques dénoncent les recherches et découvertes de gisements au sud de l’île estimant que les Chypriotes-turcs du Nord sont « copropriétaires de l’île, sur les ressources naturelles ». Plus récemment, à l’été 2020, Ankara a envoyé, dans des eaux revendiquées par Athènes au nom du droit de la mer, l’Oruç Reis un navire sismique de prospection de gisements de gaz naturel. Des navires de guerre ont alors été dépêchés sur zone par la Grèce ainsi que par plusieurs États européens dont la France, laissant craindre un affrontement militaire.

Navires français en Méditerranée orientale lors d’un exercice militaire
Source : Reuters
Parallèlement à cette course, des ambitions territoriales ressurgissent. La Turquie, pourtant première puissance économique, militaire et démographique de la région se sent depuis des décennies isolée et lésée par les découpages territoriaux maritimes. La question énergétique lui est d’autant plus essentielle qu’elle importe 95% du gaz qu’elle consomme. Elle n’admet plus que la mer Égée soit un « lac grec » depuis le traité de Lausanne de 1923 qui aurait dépecé l’empire ottoman en attribuant la quasi-totalité de ses îles à la Grèce, la privant d’un quelconque espace maritime en Méditerranée.
De ce ressentiment est né le concept géostratégique de « Patrie bleu » dans une Turquie qui se rêve plus que jamais en puissance maritime dominante. Cette doctrine - souvent perçue comme nationaliste- dissimule toutefois une véritable stratégie de reconquête du pouvoir turc qui cherche à renouer avec un Empire ottoman fantasmé. Elle cible notamment la Grèce, l’ennemi de toujours, et ses îles parfois situées à quelques centaines de mètres des côtes turques. Ces îles la privent d’un espace maritime sur toute la façade ouest de son littoral. Parmi elles, l’île de Castello Riso. Située à seulement 2km des côtes turque, elle offre à la Grèce un large espace territoriale maritime à quelques kilomètres seulement de la Turquie.
"[La doctrine de la Patrie Bleue vise à] sauvegarder, protéger et développer les droits et intérêts maritimes de la Turquie, non seulement dans les zones de juridiction maritime turque, mais aussi dans les zones d’intérêt, d’effet et d’impact." Cem Gurdeniz, Ancien amiral turc

Conduisant à la formation d’un axe antiturc et a une militarisation croissante de l'espace maritime
Les convoitises de la Turquie amènent plusieurs États de la région à s’unir au point de parler d’un véritable axe antiturc. Mis sur le devant de la scène au cours de l’été 2020 lors d’exercices militaires conjoints entre la France, l’Italie, la Grèce et Chypre; cet axe se traduit également à travers la diplomatie. Ainsi, le 11 mai 2020 est signée une déclaration commune entre la France, la Grèce, Chypre, l’Égypte et les Émirats arabes dénonçant les agissements d’Ankara jugés illégaux en Méditerranée. Dans la foulée, un accord de défense est signé entre la Grèce et les É.A.U. . Ce dernier cherche par-là à contrer l’influence du Qatar, soutien actif de la Turquie, en Méditerranée.
Le projet de gazoduc EastMed est une action concrète de cette axe. Celui-ci pourrait à terme alimenter le sud de l’Europe en gaz naturel provenant de gisements offshores de Méditerranée orientale; mais il vise avant tout à contrecarrer la Turquie en la contournant par l’intermédiaire d’un gazoduc sous-marin. La Grèce, Chypre et Israël ont déjà signé un accord gazier. L’Italie s’est également montrée intéressée par le projet et l’Egypte n’y semble pas opposée. En réponse, la Turquie signe en novembre 2019 un accord maritime et militaire avec le gouvernement libyen d’accord national. Celui-ci définit des zones maritimes des deux pays, qui empiètent largement sur les zones économique exclusives de la Grèce et de Chypre. Cet accord pourrait menacer ou tout du moins fortement retarder le projet de gazoduc dont une portion devrait emprunter des zones maritimes revendiquées par Ankara.

Depuis plusieurs années maintenant, les espaces maritimes se militarisent. Les achats d’armes se multiplient et les marines de la régions se renforcent. Les contrats signés entre le France, la Grèce et l’Egypte depuis 2015 représentent plusieurs milliards d’euros d’armement et comprennent notamment l’acquisition de navires de guerres et d’avions de chasses afin de sécuriser les frontières maritimes. La Turquie n’est pas en reste. En plus de récentes acquisitions, elle développe une industrie navale capable de fournir divers navires de guerres dans la décennies à venir. Outre les acteurs régionaux, les puissances étrangères ont également accentué leur présence militaire sur zone. Les États-Unis et le Royaume Unis, par exemple, sont présents depuis plusieurs décennies- ils disposent de bases permanentes respectivement en Turquie et à Chypre. La France et l’Italie bénéficient quant à elles de leur proximité géographique leur permettant de déployer rapidement une flotte aéronavale. La France ad'ailleurs récemment renforcé sa présence sur zone. Enfin, depuis 2015, la Russie dispose également d’une base navale dans la région, à Tartous en Syrie, et la présence de la Chine, bien que timide pour le moment, s’accentue depuis quelques années.
« Celui qui la possède [dissuasion nucléaire] l’utilisent comme moyen de pression, menaçant ceux qui ne l’ont pas. Il faut soit l’interdire à tout le monde, soit la rendre accessible à tous » Recep Tayip Erdogan, à la tribune des Nations unies le 24 septembre 2019
D'autre part, la présence d’armes nucléaires sur zone est également préoccupante. Ces armes de destruction massive sont présentes en Turquie dans le cadre de l’Otan sur la base d’Incirlik près de la frontière avec la Syrie. Elle fait partie, avec l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et l’Italie des cinq Etats membres de l’Otan qui accueillent des bombes nucléaires américaines sur leur sol afin de garantir la dissuasion nucléaire des États-Unis. Ces armes sont placées sous le contrôle exclusif des États-Unis. Toutefois, l’instabilité intérieure inquiète si bien qu’à la suite du Coup d’État avorté de 2016, le personnel turc avait été interdit d’accès à la base. Un retrait des armes serait envisagé par les autorités américaines mais ces dernières hésitent, de peur que cela mette fin à toute coopération militaire entre les deux pays. Toutefois, il est peu probable qu’Erdogan les utilisent comme moyen de pression car cela renforcerait le goulet d’étranglement géopolitique et économique dans lequel la Turquie se trouve déjà.

Quel rôle pour la France ?
Depuis juin 2020, la France s’est montrée très active en Méditerranée orientale. Cet activisme trouve son origine dans les relations diplomatiques et militaires étroites qu’elle entretient avec certains États de la région, à commencer par la Grèce et l’Égypte. Sur le plan militaire, la France représente 35% des commandes d’armement de l’Egypte qui est son troisième client ainsi qu’un fidèle allié dans la lutte contre le terrorisme. De même, la Grèce, qui est un client historique de la France, a signé un contrat pour l’acquisition de rafales et elle prévoit également l’achat de frégates. A cela s’ajoutent des intérêts divergents de plus en plus nombreux entre la France et la Turquie notamment dans les guerres civiles en Libye et en Syrie.
"Au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l'article 51 de la charte des Nations unies. » Article 42 du traité sur l’union européenne
La France souhaite également promouvoir une Europe de la défense. Si bien qu’elle se doit d’aider un membre de l’Union européenne lorsque sa souveraineté territoriale est menacée. Avec l’Italie, elle est le seul membre de l’UE à être en mesure d’intervenir maritimement. Dans le même temps, elle met en lumière les défaillance de l’Otan et de l’Union européenne en matière de défense. Défaillances, dont bénéficie principalement la Russie qui profite du désengagement croissant des Etats-Unis et du non-engagement de l’UE pour accroître son influence dans la région.

La Ministre des armées Florence Parly et son homologue grec à Athènes lors de la signature d’un contrat d’achat de rafales
Source : Le Parisien
On assite ainsi à une militarisation croissante ainsi qu’à une multiplication des acteurs, chacun ayant des agendas politiques et diplomatiques différents rendant la résolution des conflits d’autant plus complexe. Toutefois, une entente entre les différents Etats est nécessaire si ces derniers veulent tirer des bénéfices de ces ressources. Dans le même temps, on assiste à une multiplications des accords bilatéraux. Le premier remonte à 2010 entre Chypre et Israël. En 2020, l’Egypte et la Grèce ainsi que la Libye et la Turquie ont également signés des accords de partages des zones maritimes et des négociations sont en cours entre Israël et le Liban, pourtant toujours en guerre. Or, ces accords, renforcent le jeu des alliances.
Sources :
https://www.taurillon.org/turquie-vs-grece-aux-frontieres-de-la-guerre
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ekman_chine_mediterranee_2018.pdf
https://www.idn-france.org/nos-publications/actualites/turquie-le-bluff-nucleaire/