- Camille Vossenat
La Chine face à ses démons : le cas de TikTok

Retour en 2019, lorsqu'une tiktokeuse a fait trembler la Chine.
Récemment, la République populaire de Chine a été l’objet de moqueries et de critiques après sa ré- interprétation discutable du film Fight Club. La fin du film de Fincher, symbole de toute une contre culture, a été totalement modifiée pour devenir une ode à l’ordre établi. Après ce véritable tollé médiatique, la Chine effectue un virage à 180° et rétablit la fin d’origine. Cet incident qui a récemment fait la une des médias occidentaux remet à l’ordre du jour la question de la censure en Chine et la mainmise du gouvernement sur les produits culturels et numériques.
En novembre 2019, Feroza Aziz, une jeune américaine alors âgée de 17 ans publiait sur TikTok une vidéo qui allait faire le tour du monde. Cette vidéo qui se présente comme un tuto make-up (un format populaire sur la plateforme) apparaît de prime abord plutôt banale. Pourtant, après quelques secondes de démonstration, Feroza Aziz interpelle les utilisateurs sur le sort réservé aux Ouïgours en Chine et les enjoint à aller se renseigner sur la situation. La jeune femme détaille les violences et persécutions que subissent les Ouïgours dans la région du Xinjiang : enfermement, isolation, violences physiques et sexuelles, violences psychologiques, conversion forcée... La réaction de TikTok ne se fait pas attendre : la vidéo est retirée de la plateforme chinoise et Feroza Aziz n’est plus autorisée à publier du contenu sur la plateforme.

LIONEL BONAVENTURE / AFP
Or, ce qui aurait pu n’être qu’une énième démonstration de la censure chinoise ne s’arrête pas là. La vidéo est entre-temps publiée sur Facebook et Instagram et visionnée des millions de fois. Les internautes sont virulents et les critiques envers TikTok se multiplient. L’application se retrouve dos au mur et prétexte une erreur de modération de la part de ses équipes. La vidéo est rétablie, elle est d’ailleurs toujours en ligne aujourd’hui, et Feroza Aziz récupère le libre accès à son compte.
Une preuve de la censure chinoise ?
Bien que la vidéo de Feroza Aziz ait finalement été épargnée par la censure chinoise, ce n’est pas le cas de toutes. Quotidiennement, ce sont des centaines de contenus authentiques, des témoignages dénonçant les actes de tortures subis par la communauté Ouïgour qui sont publiés sur Douyin, le TikTok chinois. Pourtant, personne n’a accès à ces contenus puisqu’ils sont supprimés quelques secondes à peine après avoir été publiés sur la plateforme. En effet, les algorithmes mis en place permettent aux équipes de modération de détecter les vidéos évoquant la situation dans la région de Xinjiang et de les effacer. Grâce à une liste de mots clés il devient impossible d’évoquer les persécutions vécues par les Ouïgours. Aucune critique concernant le traitement de cette minorité musulmane n’est acceptée sur l’application chinoise.
Et ce dernier détail est important. Ce n’est pas un hasard si l’application chinoise déploie une censure très forte empêchant toute mention d’un sujet déstabilisant pour le régime chinois. En effet, à l’échelle internationale les violences subies par les Ouïgours sont dénoncées par d’autres Etats ainsi que par des ONG. Ainsi, la Chine s’est vue vivement critiquée par l’ONG UN Watch lors de la 40ème Session du Conseil des droits de l’homme. Si le régime chinois ne peut pas maintenir l’omerta in real life, il s’évertue cependant à brouiller les pistes, à dissimuler les preuves en censurant sur le web tout ce qui serait susceptible d’étayer ces accusations.
La tech mise au pas
Pour assurer ses arrières, la première puissance mondiale n’a d’autre choix que de faire en sorte que la tech se mette au pas. Ainsi, pour mener à bien sa censure, le régime chinois a lancé une véritable offensive contre les géants de la tech en ligne : les fondateurs démissionnent, les temps d’utilisation sont drastiquement réduits pour certaines catégories d’utilisateurs, les cotations en bourse s’effondrent. De plus, les activités de ces grands groupes sont strictement encadrés et régulés par le Grand Firewall. Il s’agit d’un projet lancé en 1998 par le parti communiste chinois visant à établir un pare-feu informatique pour établir une surveillance et une censure d’internet dans le pays. Ce projet est placé sous la responsabilité du ministère de la Sécurité publique de la république populaire de Chine. Internet et ses usages deviennent donc une question de sécurité nationale.
En ce qui concerne TikTok, l’addition est salée. La prise de contrôle de ce géant de la tech par le régime s’est fait en plusieurs étapes. Dès sa création, TikTok porte le sceau de la censure chinoise puisque ByteDance, la maison mère, se voit obliger de créer une version alternative de l’application pour le marché chinois. Douyin est alors développée afin de répondre aux exigences chinoises telles que définies par le Grand Firewall. Zhang Yiming, le fondateur de ByteDance est ensuite poussé vers la sortie. Il quitte son poste en mai 2021, prétextant qu’il ne peut plus assumer son rôle de président et vouloir se consacrer à d’autres activités.
Suite à son départ, des règles de plus en plus strictes émergent, visant en particulier les jeunes utilisateurs de l’application. Ainsi, les moins de 14 ans ne peuvent pas utiliser l’application plus de 40 minutes par jour et n’ont accès qu’à un mode jeunesse proposant du contenu pédagogique. Finalement, à la fin de l’année 2021, l’État chinois rachète des parts de ByteDance, marquant alors une prise de contrôle de l’Etat sur la tech.

Zhang Yiming, co-fondateur du géant ByteDance, propriétaire de TikTok / STR VIA AFP
La République populaire de Chine : tyran ou colosse aux pieds d’argile ?
À première vue, il semblerait que l’État chinois ait réussi son coup : censurer à l’extrême pour rendre invisibles les persécutions vécues par les Ouïgours. C’est une véritable guerre de l’image et de l’opinion qui se met en place pour éviter la diffusion de preuves. Ainsi, pour les rescapés ou les témoins directs, il est impossible de témoigner car Douyin est sous la coupe du régime chinois. Ce dernier, après avoir conquis la tech chinoise, régnerait-il en maître sur Internet ?
La réponse est non. Depuis l’épisode de 2019 avec Feroza Aziz, TikTok ne peut plus s’adonner à une censure despotique sous prétexte que les contenus mettraient à mal le régime chinois. Les utilisateurs se sont déjà soulevés une fois, ils pourront le refaire. De plus, dans un espace concurrentiel où les réseaux sociaux s’affrontent en permanence pour la place de leader, l’application aux 800 millions d’utilisateurs ne peut pas se permettre de créer trop de mécontents. Déjà interdite en Inde, elle a aussi fait l’objet de critiques aux Etats-Unis : tous les regards sont tournés vers TikTok. Le régime chinois doit donc s’accommoder de la situation et s’il contrôle totalement Douyin, TikTok demeure toujours libre. Les limites du pouvoir politique seraient-elles donc économiques ?

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TikTok, bien que régulièrement l’objet de critiques, a un potentiel de contestation et de déstabilisation indéniable. Sa popularité à travers le monde, sa connectivité et sa simplicité d’utilisation en font un des réseaux sociaux les plus appréciés aujourd’hui. Il ne fait aucun doute que si des relais d’influence venaient à se saisir de cet outil, alors plus d’un régime serait amené à trembler.
Bibliographie :
Feroza (2019, 24 novembre), "Why won’t anyone talk about this???" [Vidéo], TikTok, https://www.tiktok.com/@ferozaaziz/video/6762657542972689670? is_copy_url=1&is_from_webapp=v1&lang=fr
Coutures, A. (2021, 20 mai), "Le fondateur de TikTok démissionne en Chine, voici pourquoi", Huffington Post
Ronfaut, L. (2019, 15 janvier), "La Chine met une pression inédite sur l’application TikTok", Le Figaro
Six, N. (2021, 20 septembre), "La Chine limite le temps d’utilisation de TikTok à 40 minutes par jour chez les moins de 14 ans", Le Monde
Shanghai, B. H. (2016, 2 juin), "China’s Great Firewall is Harming Innovation, Scholars Say", Time