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  • Nihasina Randrianarison

Amérique latine, un nouveau tournant vers la gauche ?



Alors qu'il vient de remporter les élections présidentielles de Colombie, l'ex-guérillero Gustavo Petro revient de loin, dans un pays qui n'a jusqu'ici jamais porté de candidat de gauche au pouvoir. Mais ce revirement s'inscrit dans une dynamique de la gauche qui concerne toute l’Amérique latine. D’abord en 2018, au Mexique, avec Andrés Manuel Lopez Obrador, et son parti politique issu du mouvement social « Mouvement de régénération de gauche », qui a remporté une victoire historique. Puis, Alberto Fernandez en 2019 en Argentine, devant le président sortant libéral Mauricio Macri ainsi que le retour du mouvement vers le socialisme en Bolivie, en 2020, avec le candidat Luis Arce, la victoire de la gauche radicale au Pérou, et, enfin, l’élection de Xiomara Castro au Honduras en 2021, et son parti ‘Liberty and Refoundation’. Après le virage inédit de la Colombie vers la gauche, comment expliquer ce basculement dans la région ?


Le « printemps latino-américain » : des pays révoltés pour la justice sociale


Le terme ‘printemps latino-américain’ a été adopté par les médias, et témoigne de l’intensification des mouvements sociaux de 2019 sur le continent. Depuis 2018, plusieurs pays d’Amérique latine ont ainsi connu des manifestations contre les inégalités sociales. En avril 2018, les Nicaraguayens se soulevaient contre une réforme de la sécurité sociale, révolte qui s’est ensuite élargie, visant le pouvoir autoritaire de Daniel Ortega et de sa femme Rosario Murillo, à la tête du pays depuis 2007. La répression par les paramilitaires faisait 325 morts. C’est également le cas du Chili, qui, en 2019, était secoué par des manifestations importantes contre la hausse du prix du ticket de métro, le décret de l’État d’urgence par le président Sebastian Pinera et le coût de l’enseignement. La répression violente comme réponse à ces manifestations avait fait 26 morts, 2500 blessés, et de nombreux enfants et adolescents avaient été arrêtés.



Plus récemment, en Colombie, et au Brésil, des milliers de manifestants protestaient également contre le gouvernement de droite. Au Brésil, les manifestants demandaient la destitution du président d’extrême droite Jair Bolsonaro, et dénonçaient une hausse du coût de la vie et la mauvaise gestion de la crise sanitaire liée au COVID-19. Les Colombiens, eux, se mobilisaient contre Ivan Duque, et sa réforme fiscale qui visait à imposer toutes les personnes gagnant l’équivalent de plus de 650 dollars par mois. La réforme a été retirée, mais la mobilisation a continué. Au-delà des questions fiscales, les manifestants réclamaient aussi une politique plus sociale, notamment l’accès à l’éducation gratuite pour tous, et dénonçaient également la violence systémique des forces de l’ordre.



Alors que les écarts de revenus s'atténuent, en Colombie, les inégalités et la précarité restent une réalité ancrée. Source : Photo by Juan BARRETO/AFP


Les mouvements sociaux ont été nombreux ces dernières années en Amérique Latine, et ils ne sont pas nouveaux. Ils ont une histoire propre, des bases sociales contestatrices et sont souvent ancrés sur des territoires divers. Néanmoins, lorsque les droits et les libertés des citoyens sont menacés, ils sont aptes à s’unir autour d’un but commun. Les manifestations se sont ainsi accélérées depuis dix ans et sont même devenues un mode d’expression privilégié. James C.Davies, sociologue américain, dans Toward a Theory of Revolution, déclare qu’une révolution a davantage de chances de se produire quand une période de longues avancées économiques et sociales est suivie par la réduction de ces progrès, creusant un écart entre les attentes du peuple et ce qu’il arrive à obtenir.


Dans les années 70, l’Amérique latine connaît une croissance forte, qui repose sur les investissements étrangers, et qui permettent un décollage industriel conséquent. Jusqu’en 1980, la croissance de l’Amérique latine était comparable à celle de l’Asie et à certains moments, supérieure, notamment grâce au Brésil. Mais la « crise de la dette », déclenchée au début des années 1980, par l’incapacité de plusieurs pays en voie de développement de rembourser leur emprunt, semble avoir affecté le potentiel de croissance de l’Amérique latine. La région n’a jamais retrouvé le même rythme de croissance qu’auparavant.


Leur point commun : des économies dynamiques mais aux inégalités marquées


« L’Amérique latine n’est pas le continent le plus pauvre, mais peut-être bien le plus injuste », a déclaré Ricardo Lagos. La Colombie ne manque pas de ressources. Elle exploite du pétrole, du charbon, et produit également de l’or, et des émeraudes. Ses richesses énergétiques et minières sont exportées, notamment vers les Etats-Unis. Elle est également la troisième exportatrice mondiale de café. Paradoxalement, la Colombie, est aussi l’un des pays où les inégalités de revenus sont les plus fortes au monde, avec un coefficient de Gini compris entre 0,55 et à 0,6. Dans les structures agraires, cet indice s’élève à 0,87, soit l’un des plus élevés du monde. La Colombie occupe le 10ème rang des pays les plus inégalitaires au monde, et 40% des Colombiens vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Ces inégalités s’expriment aussi dans la sphère sociale, avec un accès à l’enseignement supérieur réservé aux classes favorisées, en raison d’un système majoritairement privé et onéreux.


Source : Banque mondiale, OHCHR ; Traitement : Les Échos


Et la Colombie ne fait pas exception. Le Chili est également un bon exemple qui témoigne de ces inégalités dans la région. Le pays, surnommé ‘le jaguar de l’Amérique du Sud’ a en effet un Produit Intérieur Brut (PIB) qui dépasse les 13 000 euros par habitants, devant l’Argentine et la Bolivie. Pourtant, bien qu’il s'agisse de la quatrième économie d’Amérique latine et qu'il apparaisse comme un pays riche comparé à ses voisins, la réalité est moins reluisante. Selon une agence des nations unies, 1% des plus riches détiennent plus d’un quart des richesses, faisant du pays l’un des plus inégalitaires au monde. « Au Chili, l’éducation est la plus chère du monde après les États-Unis et presque totalement privatisée », constatait Le Monde Diplomatique en 2011. Seules les classes les plus aisées bénéficient d’un style de vie confortable, alors que les classes moyennes accèdent difficilement aux services essentiels.


Ces quelques éléments peuvent nous aider à expliquer le désir du peuple d’une société plus juste, avec une répartition des richesses plus égalitaire et des droits davantage respectés.


La Colombie, sur le point de basculer en 2022 ?


Revenons quelques semaines en arrière avant l'élection définitive de Petro. Le nouveau président colombien avait effectivement remporté, le 29 mai, le premier tour de l’élection présidentielle, et ce, quelques mois après les élections législatives du 13 mars qui avaient déjà donné la victoire au Pacte Historique, parti de centre gauche. Gustavo Petro avait alors cumulé 40% des voix, devant Rodolfo Hernandez (28%) et Federico Gutierrez (24%), le représentant de la droite traditionnelle.


Or déjà le 29 mai, ce résultat était historique. Pour la première fois de l'histoire du pays, la gauche réalisait un score aussi élevé ; elle qui, généralement, ne dépassait jamais les 30%. Pour rappel, la Colombie a connu un conflit armé de 50 ans, avec la création des guérillas marxistes, qui a eu pour conséquence de décrédibiliser la gauche. Ce premier tour signifiait donc la fin d’une ère politique dominée par la droite traditionnelle, notamment avec Alvaro Uribe de 2002 à 2010, Juan Manuel Santos de 2010 à 2018, puis Ivan Duque de 2018 à aujourd’hui.


Néanmoins, ce résultat ne garantissait nullement à Gustavo Petro d’être le prochain président de la Colombie. En effet, entre les deux tours, la droite traditionnelle a tenté de le vaincre en ralliant à ses rangs le candidat Rodolfo Hernandez, le "Trump colombien" selon la presse locale, et en installant un climat du ‘tout est acceptable sauf Gustavo Petro’. Or, les deux candidats de droite rassemblaient 11 millions de voix, contre les 8,5 millions de voix de la gauche, ce qui rendait la victoire de Petro précaire.

Des candidats qui veulent incarner le renouveau


L’ex-guérilléro Gustavo Petro, passé aux derniers instants de la campagne en position de challenger, était au départ le favori de l’élection. Le candidat a réussi à séduire un électorat urbain, qui mobilise les classes moyennes éduquées et la jeunesse universitaire. Et pour cause, le candidat incarne les aspirations de la société colombienne. Une société pressée de tourner la page du conflit armé et qui souhaite l’assainissement de la vie politique. Le président Petro a promis un programme orienté vers l’écologie, de taxer davantage les riches, et d’autoriser l’adoption aux couples homosexuels. Il a également désigné comme vice-présidente Francia Márquez, une leader féministe afro-colombienne, figure du combat écologiste et candidate la mieux élue lors des législatives de mars, de quoi mettre à mal l’élite blanche.


"Nous nous engageons à un changement véritable, un changement réel", sont les mots prononcés par Gustavo Petro, ici à gauche de Francia Marquez. Source : Juan BARRETO / AFP


Mais Gustavo Petro n’était pas le seul candidat à incarner une nouvelle ère. Rodolfo Hernandez, ‘le Trump colombien’, qui a fait sa campagne essentiellement sur les réseaux sociaux, a priorisé dans cette dernière la lutte contre la corruption, qui couterait 50 milliards d’euros par an au pays. Ceci, bien qu’il soit le seul candidat en lice actuellement investigué par la justice colombienne pour des faits de corruption. De plus, il avait orienté son discours sur l’incapacité des politiques d’aujourd’hui à résoudre les difficultés rencontrées par le peuple. Ceci est rendu légitime par une tendance de plus en plus forte au rejet de la classe politique, nourrie par la sortie douloureuse de la pandémie en Colombie, pays très affecté. Le slogan de sa campagne « No robes, no mientas, no traiciones » reflétait bien sa volonté d’opérer un changement profond dans la classe politique, au sein de laquelle il souhaitait voir évoluer des personnes honnêtes et au service du peuple. Il proposait aussi des mesures économiques, favorables à un égalitarisme et qui pouvaient plaire au secteur populaire, comme abaisser la TVA représentant 80% des prélèvement fiscaux. Il souhaitait également un plan de réforme des retraites garantissant une pension à l’ensemble de la population à un niveau correct.


Ainsi, ces deux candidats ont su être des leaders politiques dans un contexte de dégagisme des dirigeants en place. Les deux opposants ont su tenir un discours cohérent concernant des questions cruciales vis-à-vis de la Colombie. Concernant le Venezuela, par exemple, ils ont affirmé qu’ils reprendraient les relations diplomatiques avec le chef d’État, Nicolas Maduro, s’ils devenaient présidents. Dans ce contexte, le second tour de l'élection colombienne dépendait des 45% de Colombiens qui s'étaient abstenus au premier tour du scrutin, à la suite duquel les sondages annonçaient G. Petro et R. Hernandez au coude à coude. Mais voilà, dimanche 19 juin, avec un score de 50,44%, c'est bien l'ex-guérillero Gustavo Petro qui est devenu le premier président de gauche de l’histoire du pays.


Bibliographie :

  • Guillemoles, Alain. « Le Chili, pays prospère et très inégalitaire » La Croix, 21 août 2019

  • Vally, Jerome. « Segment - De l’écart accru entre les satisfactions escomptées et reçues aux révolutions » in Transformations des États démocratiques industrialisés. – TEDI - Version au 16 juin 2022‚ identifiant de la publication au format Web : 42

  • Martin, Jean-Louis. « Pourquoi la croissance est-elle médiocre en Amérique Latine ? » Fondation Jean Jaurès, 25 janvier 2021

  • Delcas, Marie. « Election présidentielle en Colombie : pourquoi la gauche a le vent en poupe ? » Le Monde, 27 mai 2022

  • Gazeau, William. « Colombie : qui est Rodolfo Hernandez, le trouble-fête de la présidentielle ? » L’Express, 04 juin 2022

  • Gonzalez, Olga, Kourliandsky, Jean-Jacques. « Colombie : un résultat historique de la gauche au premier tour du scrutin présidentiel ?» Fondation Jean Jaurès, 16 juin 2022

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