- Maxime Peyronnet
Émotions et géopolitique : un problème d’empathie

« Une seule mort est une tragédie, un million de morts est une statistique ». Cette phrase, attribuée à Joseph Staline sans qu’elle ne soit historiquement attestée, est généralement perçue comme une provocation du dictateur soviétique contre les pays occidentaux critiquant le bilan humain de sa politique intérieure. Néanmoins, à la lumière de la situation actuelle de la scène internationale, cette phrase interroge sur une question diplomatique extrêmement sensible : le problème de l’empathie dans la prise de décision géopolitique.
L’empathie est généralement définie comme un mécanisme psychologique qui consiste à regarder le monde par les yeux d’un autre, à se mettre à sa place pour ressentir une partie de ses émotions. Affirmer que l’empathie est un problème peut paraître très surprenant, voire choquant. En effet, cette capacité structure les relations humaines interpersonnelles dans un cercle restreint, permettant aux individus de se comprendre et donc de vivre en société. Au contraire, les problèmes du monde semblent de prime abord davantage provenir d’un manque que d’un excès d’empathie. Le psychologue Simon Baron-Cohen, dans son ouvrage « The Science of Evil » (2012), va jusqu’à affirmer que l’érosion de l’empathie serait la cause de tous les évènements géopolitiques dramatiques de ces dernières décennies, dont notamment les attentats terroristes du 11 septembre 2001.

Cependant, l’empathie n’est pas sans poser un certain nombre de questions quant à son utilité réelle dans le prise de décision à l’échelle internationale. En effet, une des principales conséquences de l’empathie est de faire en sorte que l’être humain ressente instinctivement plus d’émotions pour un individu unique et bien identifiable que pour un groupe anonyme, bien que composé de plus d’individus. La difficulté qui se pose alors pour les acteurs des relations internationales est la potentielle irrationalité de l’empathie.
En 1968, l'économiste états-unien Thomas Schelling théorise l'« effet de la victime identifiable » (en anglais « identifiable victim effect »), qui fait référence à la tendance des individus à offrir une aide plus importante à une personne spécifique en situation de détresse qu’à un groupe de personnes ayant les mêmes besoins. Cette tendance à considérer des cas particuliers plutôt qu’à penser globalement peut pousser à prendre des décisions émotionnellement justifiables mais rationnellement contestables.
Pour exemple, dans la nuit du 6 au 7 avril 2017, les États-Unis prirent la décision de bombarder la base aérienne d’Al-Chaayrate en Syrie, contrôlée par le régime de Bachar el-Assad, faisant six morts, plusieurs blessés et d'importants dégâts matériels. Cette frappe fut ordonnée en réponse à l'attaque chimique commise le 4 avril 2017 sur des civils à Khan Cheikhoun, un village sous contrôle rebelle du Nord-Ouest de la Syrie, qui fit au moins 86 morts dont beaucoup d’enfants.
Pour justifier cette décision, les officiels de la Maison Blanche ont par la suite déclaré aux journalistes qu’elle était le résultat d’un choc émotionnel du président des États-Unis, Donald Trump, bouleversé par le visionnage des vidéos et des photos de l’attaque chimique montrant des charniers d’enfants morts par suffocation.

Si cette réaction est parfaitement compréhensible d’un point de vue humain, il est toutefois possible de contester sa portée et son efficacité. En effet, ces frappes, si elles ont parfaitement rempli leur objectif, ne se sont en aucun cas inscrites dans une stratégie militaire et diplomatique construite et achevée du conflit syrien. L’empathie que le président a pu ressentir pour ces enfants, quelques victimes identifiables dans un conflit aux plus de 500 000 morts, lui a fait prendre une décision forte mais impulsive, aux effets plus que limités sur le déroulement global de la guerre.
Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres, bien que particulièrement révélateur, du problème de l’irrationalité de l’empathie dans le domaine géopolitique. Pour un dirigeant, comme pour n’importe quel être humain, l’image d’une victime est beaucoup plus forte qu’un chiffre, qu’une statistique, qu’une donnée, pourtant beaucoup plus pertinente pour la prise de décision.
Le professeur de psychologie Paul Slovic, en s’appuyant sur un grand nombre de données académiques, a démontré en 2007 que les individus subissent inconsciemment un « engourdissement psychique » (en anglais « psychic numbing ») dans les situations où leur aide financière et matérielle est demandée pour sauver les victimes d’une catastrophe. Il a effectivement été observé que plus le nombre de victimes augmente, moins les individus sont disposés à les aider.

Toutes ces considérations ont amené en 2016 le psychologue Paul Bloom à publier un ouvrage nommé « Against Empathy : the Case for Rational Compassion », dans lequel il explique que l’empathie n’est plus adaptée pour prendre des décisions morales et justes. Il préconise de se détacher de l’empathie, qui consiste à se mettre à la place de l’autre, et d’y préférer la « compassion », c’est-à-dire un état d’esprit visant à comprendre la situation des autres sans se placer de leur point de vue, en gardant une distance émotionnelle.

Cette perspective suppose une approche beaucoup plus rationnelle des événements, appuyée sur des statistiques, certes plus froides, moins expressives, mais plus utiles. Le rôles des institutions nationales de statistique, à l’image de l’INSEE en France, et des agences spécialisées de l’ONU, telles que la FAO, l’OMS ou l’UNICEF, est ainsi à considérer comme capital. Ces organismes, en produisant un grand nombre de données, permettent aux dirigeants d’avoir toutes les informations nécessaires à une prise de décision éclairée, favorisant donc théoriquement une bonne gouvernance des relations internationales.
L’idée de la « compassion rationnelle » de Paul Bloom peut être assimilée à l’échelle internationale à une forme de realpolitik, c’est-à-dire une doctrine de politique étrangère fondée sur une utilisation rationnelle de la diplomatie. C’est là toute la question de l’équilibre fragile à trouver entre la nécessaire compassion pour les personnes en souffrance, permettant de ne jamais accepter l’inacceptable, et la défense des intérêts nationaux, qui nécessite d’opérer des compromis.
Sources :
- « Frappes américaines en Syrie : le brusque changement de stratégie de Donald Trump » (France 2, Jacques CARDOZE, 07/04/2017) : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/frappes-americaines-en-syrie-le-brusque-changement-de-strategie-de-donald-trump_2134741.html
- BLOOM, Paul (2016). Against Empathy : The Case for Rational Compassion.
- SCHELLING, Thomas (1968). « The Life You Save May Be Your Own », Problems in Public Expenditure Analysis, pp. 127-162
- SLOVICV, Paul (2007). « “If I look at the mass I will never act”: Psychic numbing and genocide », Judgment and Decision Making, Vol. 2, No. 2, April 2007, pp. 79–95 : http://journal.sjdm.org/jdm7303a.pdf
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