- Axel Chenu
Le dilemme linguistique africain
Dans Le français en Afrique noire publié en 1973, l’auteur africain J-P Makouta-Mboukou explique dans un contexte d’indépendances récentes, les deux idéologies linguistiques qui séparent les élites politiques africaines. La première, nationaliste est hostile à la langue de Molière, perçue comme la langue du colonisateur. La seconde plus pragmatique ne voit pas comment créer une unité nationale sans le français au vu des mosaïques de langues des nouveaux pays. Ce constat ancien est toujours d’actualité en Afrique francophone ainsi que dans le reste du continent où l’ampleur de ce dilemme linguistique ne fait qu’augmenter. Quelle est la réponse des États ? Privilégier l'enseignement de la langue de l'ancien colonisateur ? Donner toute leur place aux langues autochtones ?
La langue coloniale, langue d’unité et d’ouverture sur le monde
Implantées en Afrique progressivement par l’éducation lors de la colonisation, les langues européennes n’ont pour autant pas disparu avec les indépendances successives. Au contraire, leur prééminence a perduré. Elles sont devenues langues officielles ou co-officielles. Sur les 54 pays africains, 29 ont la langue de leurs anciens colonisateurs comme unique langue officielle et 17 l’ont comme langue co-officielle. Cependant, à l’inverse des anciennes colonies d'Amérique où les langues coloniales ont pratiquement supplanté les langues autochtones, ces langues européennes restent encore marginales en Afrique, reléguées au rang de langue administrative et/ou d’éducation. Les africains sachant lire et écrire dans une langue européenne restent minoritaires, leur nombre dépend du niveau d’éducation d’un pays. C’est pourquoi les populations urbanisées maîtrisent généralement mieux la langue coloniale que les populations rurales.

Langues officielles en Afrique/ Vikidia
À l'exception de l’Angola, où 60% de la population a comme langue maternelle le portugais, les langues européennes restent d’abord très scolaires et sont extrêmement peu pratiquées dans le cadre familial. Malgré cette faible diffusion, les langues coloniales se sont imposées à l'indépendance pour faciliter l’unité des nouveaux pays car dans des États s'apparentant à des tours de Babel ( la Société internationale de linguistique internationale recense 529 langues au Nigéria par exemple) mettre en avant une langue autochtone en particulier s’assimile à un casse-tête que les dirigeants n’ont pas tenté de résoudre de peur de favoriser un ou plusieurs groupes ethno-linguistiques au détriment des autres. L’objectif était de faire de ces langues coloniales des langues véhiculaires (langues servant de moyen de communication entre populations de langues différentes, aussi appelé “lingua franca”) pour permettre le dialogue entre les différentes ethnies d’un même pays. Un développement encouragé par les ex-puissances coloniales, notamment en y implantant des instituts linguistiques comme la France avec ses 113 Alliances françaises dispersées en Afrique. Plus qu’une simple langue nationale, certains africains internationalisent ces langues, les détachant de facto de la tutelle des anciennes puissances coloniales. Le très francophile Léopold Sédar-Senghor, premier président du Sénégal et co-fondateur de l'Organisation internationale de la Francophonie fut le précurseur de ce basculement, lui qui écrira en 1962 dans le français, langue de culture : “ La Francophonie, c'est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre”. En effet, l’ouverture de l’Afrique repose en partie sur les langues européennes. Concernant le septième art, Nollywood (mot-valise désignant la production cinématographique du Nigeria) produit un quart de ses films en langue anglaise, ce sont ces derniers qui s’exportent le mieux à l'international surtout vers le Royaume-Uni et ses anciennes colonies.

The Wedding Party, plus gros succès nigérian avec 1,2 million d’euros de recettes
Montée de l’indépendantisme linguistique
Le français, l’anglais et le portugais seront-elles les langues de l’Afrique de demain? À priori oui, les États font le nécessaire, notamment par l’intermédiaire de l’éducation qui progresse sur le continent noir. Mais ce serait négliger la volonté identitaire de remettre en avant les langues autochtones qui se développe à différentes échelles. Dès l’indépendance, les pays arabes se détachent des pays d’Afrique noire en n'intégrant pas les langues coloniales dans leur constitution, seul l’arabe (ainsi que le berbère au Maroc) sera promulgué langue officielle. Après 1962 et l’indépendance algérienne, le président Ben Bella lance une politique d’arabisation à marche forcée pour répondre à la volonté d’affranchissement et de retour à l’identité algérienne après plus de 130 ans de domination par Paris. Une chasse au français qui passe par l’arabisation de l’enseignement public jusqu’alors totalement dispensé dans la langue du colonisateur. Des politiques similaires de moindre ampleur furent observables au Maroc et en Tunisie.

Le 4 janvier 2019, Souad Abderrahim la maire de Tunis (du parti islamiste Ennahdha ) décrète l’obligation pour les commerces de Tunis de transcrire leurs enseignes en arabe pour: “ renforcer l’identité arabe chez les Tunisiens et se débarrasser d’une survivance du colonialisme” dit la municipalité/ ANADOLU AGENCY
En Afrique noire, le tournant fut plus tardif et se réalisa à l'échelle régionale. En 2001, l'Académie africaine des langues (ACALAN), une institution spécialisée de l’Union Africaine, est créée pour promouvoir les langues africaines. Sur les 2000 langues d’Afrique subsaharienne, une se détache de la simple échelle nationale, c’est le swahili avec ses 150 millions de locuteurs. La langue originaire du Sud-Est du continent se développe sous l'impulsion de la Communauté des États d’Afrique de l’Est et acquiert une portée panafricaine. L'article 119 du Traité pour l'établissement de l’institution datant de 2007 énonce que les États membres doivent promouvoir une étroite coopération dans le domaine de la culture au sein de la Communauté au moyen du “ développement et la promotion des langues indigènes et notamment le swahili en tant que lingua franca”. Tout cela dans l’objectif de se détacher de l’anglais, langue très présente dans la région.
Parfois l’élite politique n’a pas à rejeter la langue coloniale, sa population le fait d’elle même. Pas nécessairement pour des raisons identitaires mais parfois seulement pour des raisons pratiques. C’est le cas au Sénégal, malgré la grande politique de francisation de l’ère Sédar-Senghor post-indépendance, le français ne s’est jamais imposé comme lingua franca. À l’indépendance, les différentes ethnies se sont mélangées et le wolof, langue de l’ethnie éponyme (environ 45 % de la population) s’est diffusé à l’ensemble de la population devenant petit à petit de facto la langue véhiculaire du pays, surtout après le passage progressif de la radio sénégalaise du français au wolof à partir des années 1990 dans le but d’élargir son public. Le wolof au fil des années s’implante dans le milieu politique avec l’optique de se rapprocher du peuple. Le français se révèle parfois un talon d’achille pour séduire les classes populaires, l’ancien candidat à la présidence Karim Wade en a fait l'expérience en se voyant inéluctablement reprocher son faible niveau en wolof, « Si Karim veut être président, il doit parler le wolof », titrait à la une L'Idéal, un journal populaire de Dakar.
Y a-t-il une troisième voie?
Malgré la montée de la revendication linguistique nationaliste, les langues européennes restent le meilleur outil pour se développer à l’international, un constat partagé au plus haut sommet des institutions africaines. L’Union africaine déclara en 2003 dans sa charte : le français, l’anglais et le portugais comme langue de travail. Ce constat fait, certains pays prirent des mesures de défiance envers leurs anciennes métropoles en décidant de remplacer la langue coloniale par une autre langue européenne dans leurs institutions publiques. C’est le cas de l’Ethiopie, occupée une courte période par l’Italie, où l’enseignement secondaire est dispensé en anglais. Le Rwanda est un cas encore plus marquant. Ancienne colonie belge, le Rwanda se rapproche diplomatiquement de la France à son indépendance. Le nouveau régime hutu (l’ethnie majoritaire) est largement soutenu par Paris. En 1994, des extrémistes hutus massacrent plus de 800 000 tutsis (la deuxième ethnie du pays). Lorsque ces derniers prirent le pouvoir le génocide fini, la position ambigüe de la France et de la Belgique fut largement critiquée. Symboliquement le nouveau gouvernement décide de s’éloigner de la langue française pour se venger du colon belge et du “ traître” français. Tout en restant conscient de l’importance d’une langue internationale, il décide de se tourner vers l’anglais. En 1996, la langue de Shakespeare, devient langue co-officielle aux côtés du français et du Kinyarwanda (langue autochtone). Ce mouvement anglophile se développe sous l’impulsion de Paul Kagame, président du Rwanda depuis 2000 s’exprimant systématiquement en anglais ou en Kinyarwanda. Ce dernier expliquant justement sa dimension stratégique :” Peut-être 90 % du commerce, des investissements sont avec des pays de la région qui parlent anglais. Donc, pourquoi n'embrasserions-nous pas cet aspect de manière réaliste ?”.

Comme un pied de nez, Paul Kagame interviewé lors du 17ème sommet de la francophonie, répondit en anglais/ TV5 MONDE
Il semble donc que la présence des langues européennes en Afrique, dernier lien entre les pays africains et leurs anciennes métropoles, devient désormais un simple moyen de développement international. Libérés, les Etats africains développent aujourd’hui d’autres langues européennes en plus de l’ancienne langue coloniale. Le français par exemple s’est développé en Afrique de l’Ouest anglophone comme au Ghana, un pays entouré par le Togo, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, tous les trois francophones. Le rapport analytique national portant sur le recensement de la population ghanéenne de 2010 recommande une plus grande place pour le français: “ Il y a la nécessité d'améliorer le niveau d'alphabétisation en français afin d'approfondir la relation entre nous et nos voisins. [...]La marche à suivre est d'intensifier et d'encourager l'enseignement du français dans les écoles”. La Guinée Equatoriale ira même plus loin, l’ancienne colonie espagnole se trouvant dans une aire économique francophone, promulgue le français comme langue co-officielle avec l’espagnol en 1997. Puis fera de même avec le portugais en 2007 pour se rapprocher de l’Angola et du Brésil.
Débarrassées de leur dimension coloniale, les langues du vieux continent s’implantent en Afrique et se mélangent avec les langues autochtones. La tendance linguistique est claire, la mondialisation et l’utilisation croissante d’Internet amènent à une créolisation des langues européennes. Le vocabulaire européen se mélange au vocabulaire local pour créer une langue pas tout à fait africaine et pas tout à fait européenne non plus. Au Nigéria, un pidgin anglo-nigérian appelé “ broken english” (anglais approximatif) se développe dans la population et dans les médias mélangeant l’anglais et les différentes langues locales.
Une tendance décrite par la norvégienne Kristin Vold Lexander, dans une étude de 2010 portant sur les langues au Sénégal. Elle citait en exemple une conversation tenue sur Internet avec un dakarois dans laquelle ce dernier se présentait ainsi : « Salut, lou bess sister » (Salut, comment ça va ma sœur ?) mélangeant wolof, français et anglais en une même phrase. Ces langues créolisées vont s'étendre avec le temps à tel point qu’elles auront plus de locuteurs en Afrique qu’en Europe. L’ONU estime qu’en 2050, 80% des francophones seront africains. Avec ce poids énorme, les états d’Afrique pourront dicter leurs règles et leurs expressions créolisées et influer sur l’évolution de ces langues, près de 200 ans après qu’elles leurs furent imposées lors de la colonisation.
Sources:
Le français en Afrique noire-Jean-Pierre Makouta-Mboukou
https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Wedding_Party_(film,_2016)
https://orientxxi.info/magazine/l-heritage-colonial-de-la-francophonie,1356
http://observatoire.francophonie.org/wp-content/uploads/2016/02/FrancophonesdAfrique.pdf
SOURIAU Christiane. “ L’arabisation en Algérie”
Foudil Cheriguen " Politiques linguistiques en Algérie" http://kapitalis.com/tunisie/2019/01/04/souad-abderrahim-decrete-les-enseignes-a-tunis-desormais-en-arabe/
L'Idéal, n° 2, du 17 au 24 janvier 2008
Atlas de l'Afrique-Stephen Smith
http://www.axl.cefan.ulaval.ca/afrique/EAC-traite.htm
https://www.francetvinfo.fr/monde/armenie/a-vrai-dire-ou-en-est-le-francais-au-rwanda_2992603.html
Le plurilinguisme sur les forums et ses effets sur la société sénégalaise- Kristin Vold Lexander
La question postcoloniale-Yves Lacoste dans Hérodote 2006/1 no 120, pages 5 à 27 et différentes sections “langues” de pages wikipédia liées aux pays cités