- Clara Rautenbach
La CPI, un tribunal pour Africains?

Comparution de l’ancien Président de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, devant la Cour pénale internationale, à La Haye en décembre 2011.
Lorsque, dans le sillage des tribunaux de Nuremberg, de Tokyo et des tribunaux ad-hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda établis par les Nations Unies dans les années 1990, 120 Etats adoptent en juillet 1998 le Statut de Rome, ils nourrissent l’espoir d’un monde meilleur. La cour pénale internationale permanente qu’ils créent alors est chargée de mettre un terme à l’impunité des auteurs des crimes les plus graves touchant l’ensemble de la communauté internationale.
Mais à ce jour, la justice de la Cour Pénale Internationale ne peut s’exercer que contre les 124 Etats qui ont adhéré à ce traité, à moins que le Conseil de sécurité de l’ONU ne décide de la saisir, Conseil dont trois des cinq membres permanents ne reconnaissent pas la Cour, les Etats-Unis et la Russie ayant signé le Statut sans le ratifier et la Chine ne l’ayant même pas signé.
Quelle crédibilité peut-on alors accorder à la Cour Pénale Internationale lorsque les grandes puissances mondiales refusent de se soumettre à sa justice ? Lorsque, en outre, depuis sa création, neuf enquêtes sur dix ont eu lieu en Afrique, conduisant ses détracteurs à l’accuser de « s’acharner sur l’Afrique » ? Comment convaincre les pays de l’Union africaine de ne pas se retirer par protestation ? Comment toutefois continuer sans elle à poursuivre les criminels de masse ?
Une justice pénale internationale à deux vitesses
La CPI ne peut compter sur la participation des Etats-Unis, de la Chine, de la Russie, du monde moyen-oriental et de la majorité de l’Asie. Les pays d’Europe, d’Afrique et certains pays d’Asie sont donc ceux qui assurent son coût de fonctionnement et qui fournissent le soutien en matière d’aide judiciaire dont elle a besoin pour nourrir ses affaires. La France est à ce titre le premier pays fournisseur d’avocats de la CPI au Conseil de sécurité.
Les Américains, tout comme les Russes et les Chinois, ont refusé d’adhérer au Statut de Rome au nom de la conservation de leur souveraineté. Même les Etats qui ont accepté de se soumettre à la justice de la Cour ont amendé leurs codes pénaux pour assurer que leurs ressortissants ne soient convoqués à La Haye qu’en dernier recours. Car si aucun ne s’oppose, sur le principe, à la poursuite des criminels de guerre, tous souhaitent maintenir une certaine souveraineté.
Le recours à la Cour Pénale Internationale semble finalement être « le joker des puissants » selon Stéphanie Maupas : l’instrument d’ « une justice borgne, qui, avec une prudente lâcheté, ne regarde que les crimes des peuples en déroute et oublie ceux des nations qui imposent leur domination ». Au sein même des Etats, les puissants qui s’en saisissent peuvent s’en servir pour menacer leurs opposants politiques, comme en République Démocratique du Congo, en Ouganda, en Centrafrique ou en Côte d’Ivoire, mais se montrent moins coopératifs lorsque les enquêtes de la Cour pourraient menacer leurs intérêts personnels. La Cour de La Haye ne serait-elle alors qu’une arme diplomatique autant que politique ?
Un instrument judiciaire du néocolonialisme ?

Source : International Criminal Court – Cour Pénale Internationale
En 1997, la Communauté de développement d’Afrique australe avait activement soutenu la proposition de créer la Cour Pénale Internationale, dans une région où les violations du droit humanitaire international par les acteurs des hautes sphères du pouvoir restaient la plupart du temps impunies. Depuis, l’Afrique est la région la plus largement représentée parmi les membres de la Cour, avec 34 Etats parties.
Cependant, le lancement d’un mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar el-Béchir en 2009, accusé de crimes graves perpétrés lors du conflit au Darfour, puis l’inculpation du président kényan Uhuru Kenyatta pour des violences lors des élections, conduisent les dirigeants africains réunis au sommet de l’Union africaine (UA) d’Addis-Abeba, les 30 et 31 janvier 2017, à entériner le principe d’un « retrait collectif » du tribunal de La Haye, car ils n’ont pas réussi à obtenir ni l’annulation du mandat d’arrêt visant le président soudanais, ni l’immunité pour les présidents en exercice, sujet dont l’UA a précisément fait son cheval de bataille dans la guerre qu’elle livre à la CPI. Non contraignante sur le plan juridique, cette résolution prise par l’UA et contestée par une partie des pays d’Afrique, est surtout un signal de soutien aux pays qui souhaitent se retirer de la CPI, comme l’ont déjà fait trois pays subsahariens : le Burundi, l’Afrique du Sud et la Gambie.
Cette résolution ne manquera en tout cas pas de renforcer l’opinion très négative qu’on a du tribunal de La Haye en Afrique, perçu comme le bras justicier d’un Occident colonial qui s’emploierait à punir les chefs d’Etat africains.
Le reflet d’un système judiciaire faible
Limitée dans ses compétences, puisqu’elle ne peut se charger des affaires qu’en cas de défaillance des juridictions nationales, la Cour de La Haye s’est très vite retrouvée avec sur les bras des plaintes – portées par des Etats africains eux-mêmes – contre des crimes perpétrés sur le continent africain, où de nombreux Etats sont dans l’incapacité de mener à bien des poursuites, faute d’infrastructures judiciaires adéquates. Ainsi, sur les dix « situations sous enquête » à la CPI aujourd’hui, neuf concernent des pays africains.
Son « afrocentrisme » serait donc davantage le reflet de la faiblesse des institutions judiciaires de trop nombreux pays africains. Parmi ceux-ci, les pays pourfendeurs de la Cour de La Haye proposent comme alternative le renforcement des pouvoirs de la Cour africaine de la justice et des droits de l’homme, afin de la rendre compétente pour juger et punir les crimes graves en Afrique, avec l’avantage aux yeux de ses défenseurs de garantir l’immunité des chefs d’Etat et de gouvernement en exercice. Mais avant son entrée en vigueur, un processus chronophage veut qu’elle soit encore ratifiée par plusieurs Etats. D’autre part, cette immunité risquerait d’inciter les chefs d’Etat à s’accrocher au pouvoir encore plus longtemps, ralentissant le processus de démocratisation du continent, en cours depuis les années 1990.
La création de la CPI en 2002 (date de son entrée en fonction officielle après la ratification du Statut par 60 Etats) avait pourtant suscité beaucoup d’espoirs en Afrique parmi les victimes d’atrocités et d’agressions qui restaient trop souvent impunies. Quinze ans plus tard, la nécessité d’une juridiction pénale internationale pour en finir avec l’impunité des autorités politiques et militaires jusqu’au sommet des Etats se fait toujours autant sentir, avec le mortifère face-à-face sunno-chiite, le djihadisme islamique qui s’étend du Moyen-Orient jusqu’en Afrique ou les dossiers de l’Ukraine, de la Colombie, de la Palestine et de l’Afghanistan.
Quel avenir peut-on alors envisager pour la juridiction pénale internationale ? Des tribunaux ad-hoc sur le modèle des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ou des tribunaux hybrides, fondés sur un accord bilatéral entre les Nations Unies et l’Etat concerné, comme ce fut le cas pour le Tribunal Spécial pour le Sierra Leone, risqueraient de voir leur efficacité limitée par les coûts et la fragilité des institutions étatiques avec lesquelles ils devraient coopérer. L’avenir semble plutôt résider dans l’approfondissement du système mis en place par le Statut de Rome, basé sur le principe de complémentarité, qui veut que la compétence primaire appartienne aux juridictions nationales, et que la CPI n’intervienne qu’en appui à celles-ci. Si l’on déroule cette logique, il faudrait donner la possibilité aux Etats d’exercer autant que possible leur compétence pénale propre à l’égard de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Ces mesures pourraient prendre la forme d’instruments de formation, d’une assistance à la réforme des systèmes judiciaire et pénitentiaire, avec au besoin l’apport de ressources internationales financières, techniques, logistiques voire humaines. Plus qu’un tribunal international, la Cour de La Haye deviendrait alors un incubateur de systèmes judiciaires performants pour des Etats où les institutions sont encore trop fragiles.
Il faudrait pour cela favoriser l’émergence de la culture de la fin de l’impunité et l’avènement d’une conception nouvelle de la souveraineté, qui impliquerait la responsabilité de protéger la population nationale des violations massives des droits de l’homme et du droit international humanitaire, ainsi que la poursuite de ceux qui ont commis ces violations. Ceci pour à la fois retenir les Etats souhaitant se retirer de la Cour Pénale Internationale, et accroître le nombre d’Etats parties au Statut de Rome, en premier lieu les Etats-Unis, la Chine et la Russie, afin de mettre fin au paradoxe d’une juridiction pénale internationale injuste.
Sources :
http://www.rfi.fr/emission/20170528-cour-penale-internationale-tribunal-africains
http://ihej.org/programmes/justice-penale-internationale/actualites-jpi/ou-en-est-la-cour/
http://www.afri-ct.org/article/la-justice-penale-internationale/
http://webdoc.rfi.fr/cpi-cour-penale-internationale-gbagbo-bechir-bemba/
https://www.icc-cpi.int/iccdocs/PIDS/publications/UICCFra.pdf
http://www.jeuneafrique.com/237419/societe/justice-pourquoi-la-cpi-en-veut-tant-a-omar-el-bechir/
Sources des images :
http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.asp?NewsID=32782#.WSmoHcakI2w