- Simon Menet
Le revirement stratégique du président philippin Duterte, source de réorganisation du complexe de sé
Bravo à Simon pour son 1er prix au concours du Diplo d'Or BNP Paribas 2016 !

Le président chinois Xi Jinping (à gauche) et le président philippin Rodrigo Duterte (à droite) à Pékin le 19 octobre 2016.
© Thomas Peter/Reuters.
«America has lost». Usant d’une rhétorique ardente et assumée, le président philippin Rodrigo Duterte a remis en question la position américaine en Asie Pacifique au cours d’un discours officiel en Chine le 20 octobre 2016. Alors qu’il n’a pris ses fonctions que trois mois auparavant, Duterte a multiplié les invectives contre son allié de longue date, allant même jusqu’à insulter son homologue américain, Barack Obama.
Entachée par des épisodes diplomatiques houleux, entre démagogie et populisme et une politique de répression interne brutale, la politique étrangère menée par Duterte relève cependant d’un habile revirement stratégique. Il développe ainsi une diplomatie indépendante, qui hisse les Philippines, pourtant considérées comme une puissance moyenne, au premier rang de la scène géopolitique régionale.
Alors que le président philippin a engagé des relations de confiance avec la Chine au nom de son indépendance, il fragilise en même temps l’assise américaine en Asie Pacifique en remettant en cause certains liens historiques, les Philippines ayant été successivement colonie, base militaire et partenaire privilégié des Etats-Unis.
L’ambition affirmée de Duterte de construire une diplomatie indépendante, vers un rééquilibrage des forces
Lorsque Duterte entre en fonction en juin 2016, son objectif principal est d’éradiquer le trafic de drogues aux Philippines. Quatre mois plus tard, cette lutte acharnée, qui se traduit déjà par près de 3000 morts, a provoqué une vive réaction internationale, y compris de la part des Etats-Unis.
A côté de cette lutte interne, le président Duterte opère un véritable revirement stratégique pour une diplomatie indépendante.
Alors que Duterte a parlé à plusieurs reprises de « séparation » vis-à-vis des Etats-Unis, il s’agit en réalité davantage d’un « rééquilibrage » comme l’affirme le ministre en charge de la planification économique Ernesto Pernia. Ce rééquilibrage est à la fois stratégique et économique.
Sur un premier plan, cela consiste à repenser l’unique accord militaire des Philippines, conclu avec les Etats-Unis et renforcé en 2014, permettant surtout aux forces américaines d’utiliser cinq bases militaires des Philippines et d’avoir des troupes prépositionnées.
Sur un deuxième plan, cela consiste à s’engager profondément avec la Chine sans s’éloigner pour autant des Etats-Unis, troisième partenaire commercial.
Si les Philippins sont majoritairement pro-Américains, une minorité dont est issu Duterte est ouverte à un engagement plus poussé avec l’Empire du milieu. Mué par un vif anti-américanisme et une idéologie communiste solide, le président philippin a opéré une réconciliation spectaculaire avec la Chine qui a abouti à une rencontre au sommet avec le président chinois Xi Jinping en octobre 2016. A l’issue de cette rencontre, le bilan du rééquilibrage stratégique de Duterte apparait positivement. Avec une diplomatie financière rompue à l’exercice, Pékin a offert à Manille plus de 9 milliards de dollars de prêts à faible taux et des accords commerciaux ont été conclus à hauteur de 13,5 milliards de dollars.
En contrepartie, Duterte renforce ses liens avec le Japon. Certes grand rival de la Chine, cela n’empêche pas le Japon d’être le deuxième partenaire des Philippines et de consolider les accords bilatéraux avec l’archipel. Le déplacement de Duterte à Tokyo a ainsi attiré des investissements japonais de 1,85 milliards de dollars et près de 162 millions de dollars de prêts et de subventions de la part des autorités nippones.
Entre Chine, Japon et Etats-Unis, Rodrigo Duterte rebat les cartes de son jeu diplomatique pour un rééquilibrage des forces. En plus de bâtir sa politique étrangère sur un jeu à somme positive, Duterte recompose en même temps très nettement le complexe de sécurité de l’Asie Pacifique.
Le revirement stratégique philippin, à l’aube d’une recomposition du complexe de sécurité est- asiatique
Les Philippines sont une puissance moyenne. Pourtant, plusieurs éléments du revirement stratégique de Duterte se répercutent dans la zone Asie pacifique. Cette répercussion peut se mesurer de manière optimale selon le prisme des « complexes de sécurité ».
Cette théorie a été développée par Barry Buzan dans son ouvrage People, States and Fears (1983). Elle envisage le système international selon une division entre unités régionales, au sein desquelles les interactions sécuritaires peuvent être soit conflictuelles, soit coopératives.
Lorsque Duterte choisit d’engager de solides relations avec la Chine, de collaborer étroitement avec le Japon sur le plan stratégique ou commercial ou encore de promouvoir l’indépendance vis- à-vis des Etats-Unis, il s’inscrit directement dans le complexe de sécurité est-asiatique et reconfigure l’échiquier de puissance établi en Mer de Chine. Duterte confie ainsi un rôle plus important aux Philippines dans les interactions sécuritaires en Mer de Chine et dans le règlement des conflits latents.
En mettant entre parenthèses le jugement en faveur des Philippines de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) onusienne sur le contentieux territorial l’opposant à la Chine au profit d’un règlement bilatérale, Duterte renforce l’importance de la diplomatie philippines tout en ouvrant une perspective d’issue bien plus favorable pour son pays aux négociations avec la Chine. Par cet exercice, Duterte prouve en même temps sa volonté d’émancipation vis-à-vis des Etats-Unis et sa capacité à peser en tant qu’acteur autonome et souverain.
A côté de ces négociations avec la Chine, Duterte a prouvé une fois de plus son ambition d’être une puissance à part entière en se tournant vers le Japon. Le bilan de son déplacement à Tokyo est positif, avec la conclusion de plusieurs accords certes commerciaux mais également stratégiques. Parmi eux, les accords renforçant la collaboration en matière de gardes-côtes entre les autorités nippones et philippines, tant sur le plan matériel que financier avec un prêt du Japon de 157 millions de dollars spécifiquement dédié, envoient un message de fermeté à la Chine quant aux règlements des différends en Mer de Chine. Si le jugement de la CPA est relégué au second rang par Duterte, il ne s’agit pas pour autant de cautionner les multiples incursions chinoises dans la zone économique exclusive des Philippines.
Réciproquement, la position des Etats-Unis semble fragilisée dans le complexe de sécurité est- asiatique à cause de la diplomatie de Duterte, ce dernier ayant décidé de ne plus être le vassal des Etats-Unis. Cette remise en question s’est traduite par l’intention de repenser l’accord militaire de
2014. Duterte exige par exemple le départ des forces américaines prépositionnées aux Philippines sous deux ans.
Pour les Etats-Unis, un tel revers est dommageable car il vient effriter leur maillage sécuritaire constitué autour de la Mer de Chine. Et cette érosion est doublement importante. D’une part parce qu’elle se place sur un axe géographique à la fois stratégique et commercial très crucial, entre la Mer de Chine orientale et la Mer de Chine méridionale. Et d’autre part parce que la Chine constitue en parallèle un véritable « collier de perles », avec des avant-postes maritimes tout le long de sa route commerciale jusqu’au Moyen-Orient.
Si les relations militaires entre les Philippines et les Etats-Unis demeurent proches, des signes alarmants viennent néanmoins ternir la fonction américaine d’hégémon stabilisateur dans la région au profit de son rival chinois. Ce rééquilibrage au détriment des Etats-Unis est d’autant plus fort qu’il y a un véritable renforcement du complexe de sécurité est-asiatique soutenu par les interactions coopératives entreprises par Duterte.