- Emma DUREUX
Crise des migrants : dans la tête d'Angela Merkel

La chancelière adopte la culture du selfie avec les réfugiés à Berlin
Un virage de plus dans la politique Merkel. Difficile de suivre la chancelière et son visage aux multiples facettes. Angela généreuse, Angela débordée, Angela paniquée… ou Angela dévorée par ses démons hégémoniques, lorsqu’elle force la main à l’Union Européenne sur la question épineuse des quotas ? Tentative d'intrusion dans la tête de celle qui s’est imposée comme leader de l’Europe....
Mardi 30 septembre, le gouvernement fédéral allemand a annoncé mettre 6 milliards d'euros sur la table pour l'accueil des 800.000 réfugiés prévus pour 2015. Des chiffres de records absolus. L’Etat fédéral allemand et Angela Merkel, tête d’affiche des journaux allemands comme européens depuis plus de deux semaines, ont prévu de construire 150.000 hébergements pour leur permettre de passer l’hiverl. Les communes ont, elles, prévu 300.000 logements, qui bénéficieront du financement de la banque publique KfW. En d’autres termes, alors que l’Allemagne a longtemps été vilipendée pour son trop faible investissement public, le pays souhaite changer cette image en en redécouvrant les bienfaits. Comment expliquer cet appel d’air si généreux de la part de la chancelière, quand ses voisins européens sont plus sur la défensive ? Angela Merkel a de nombreuses raisons de se montrer aussi généreuse…
L'opinion publique : entre soutien et contrainte
Certes, la popularité de la chancelière a chuté de 4% en août, mais elle reste tout de même à 63% d'opinion favorable. Ce chiffre est le résultat d'une caractéristique majeure de la politique made in Merkel, cette habilité à prendre des décisions mûries longtemps à l’avance, fruits d’une observation systématique de son pays et de ses opinions.
L’opinion allemande, justement, s’est réveillée bien avant la photo de l’enfant sur la plage turque. La population outre rhin y est très sensible, cela s'explique entre autre à ses antécédents. En effet, après la Seconde Guerre Mondiale, 14 millions d’habitants des pays d’Europe de l’Est ont été accueillies en Allemagne. La politique d’assouplissement des conditions d’obtention d’asile fait souvent consensus en Allemagne, bien que, par exemple, des groupuscules néo-nazis attaquent régulièrement les centres de réfugiés (200 attaques depuis le premier semestre 2015). Selon un sondage de la chaîne ARD, 59% des personnes interrogées ne craignent pas l'arrivée de nombreux réfugiés, et 22% pensent même que leur pays devrait en accueillir d'avantage. De quoi faire pâlir les 55% des Français qui estiment que la France ne doit certainement pas aller dans ce sens, selon un sondage publié par Le Parisien.
Accueillir des réfugiés, et se métamorphoser en « Mère Kel » ou en « Mutter Angela » comme le titrait "Der Speigel" en septembre, est donc une décision qui s’explique avant tout à travers l’opinion publiique allemande. Opinion à laquelle, rappelons le, Mme Merkel est extrêmement sensible.

Der Spiegel (le plus influent hebdomadaire allemand, de tendance centre gauche) titre « Mère Angela, la politique de Merkel désunit l’Europe »
L’Allemagne veut redorer son image après la crise grecque
La crise grecque a laissé un goût amer chez les peuples européens. L'image de l'Allemange s'en est vue pour le moins ternie. Egoïsme, dureté, intransigeance face à la détresse du peuple grec… Les critiques ont plu sur le pays pendant les négociations sur le plan de sauvetage de la Grèce. Si certains, notamment en Grece, ne sont pas prêt de l'oublier, les journaux font toutefois table rase : désormais, selon le quotidien conservateur Die Welt, l’Allemagne est passée du « commissaire à l'austérité à celui d'hôte bienveillant", tandis que le Süddeutsche Zeitung, un autre quotidien, se félicitait de l’avènement d’une « nouvelle Allemagne ». De quoi redonner le sourire à la chancelière.
Donner (encore) le ton en Europe
On ne peut parler de réfugiés sans penser à la politique européenne, tout comme on ne peut parler d’Allemagne sans mentionner l’Europe… Pour Angela Merkel, cette crise est une opportunité qui lui tend les bras pour prendre le contre-pied de la plupart des dirigeants européens, en apparaissant comme le défenseur de la cause des réfugiés. C’est désormais chose faite et enregistrée dans les têtes des migrants, lorsque les bus pour la France peinent à se remplir, et qu’ils brandissent des photos de la chancelière…
Beaucoup de pays ont suivi le mouvement, comme le ministre finlandais annonçant vouloir accueillir des réfugiés chez lui. Comme très souvent, l’Allemagne mène la danse. Ce qui lui procure un avantage certain pour les négociations à venir.

Un réfugié Syrien arrive à la gare de Munich, tenant contre lui la photo de la chancelière
Une histoire d’économie
En mastodonte de l’économie européenne, les raisons économiques à toute prise décision ne sont jamais bien éloignées Berlin. Et la crise des migrants n'échappe pas à la règle. En effet, en termes de démographie, l’Allemagne est à bout de souffle et le pays s'apprête à faire face à des difficultés causées par le vieillissement de sa population. Se profile également une pénurie de main-d’œuvre : 1,8 million de travailleurs manquants dès 2020, estime l'institut Prognos. Aujourd'hui, les entreprises recherchent 140.000 ingénieurs, programmateurs et techniciens.
Si la reprise allemande est enviable, cette dernière reste relativement faible au regard des augmentations de salaires consenties et de la situation de l’emploi. On comprend donc qu'une population jeune et diplômée (en Allemagne, 78% des Syriens arrivés dans le pays entre janvier 2013 et septembre 2014 étaient issus "des classes moyennes voire supérieures", avec un solide bagage éducatif, selon l’Office fédéral de l’immigration et des réfugiés), prête à l’emploi et à la consommation intéresse fortement le pays.
« Le monde voit l’Allemagne comme un pays de l’espoir et des chances », a déclaré Angela Merkel, affirmant que son pays serait « assez fort » pour surmonter le défi. « Notre économie est solide, notre marché du travail est robuste », a-t-elle ajouté.
Nouveaux défis pour un nouvel eldorado
Qu’elle le veuille ou non, l’Allemagne semble être un l'ilôt "Amérique" au coeur de l’Europe. Bien entendu, cela ne va pas sans conséquences. Thomas de Maizières, ministre de l’Intérieur, précise d'ailleurs que « 15 à 20% d’adultes [sont] analphabètes », et 30% des réfugiés d’Allemagne sont mineurs. Cela risque de donner du fil à retordre au système éducatif allemand, qui manque déjà d’enseignants. Le ministre de l’emploi et des affaires sociales, Andrea Nahles assure lui que les aides sociales, les formations des réfugiés et l’apprentissage de l’allemand nécessiteront 3 milliards d’euros en 2016, et 7 milliards en 2019. De quoi envoyer un message fort aux réfugiés pour les années à venir.