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Pierre-Louis Bordereau

La Turquie, véritable gagnante de la guerre en Ukraine ?


Meeting of Volodymyr Zelensky with Recep Tayyip Erdoğan. Flags of Ukraine and Turkey


La récente visite de Recep Tayyip Erdogan à Lviv en Ukraine avec Volodymyr Zelensky et Antonio Guterres, Secrétaire général des Nations unies, est l’apothéose d’une victoire pour Erdogan en politique étrangère et marque le retour de la Turquie comme acteur majeur en mer Noire et plus largement aux portes de l’Europe. Celle-ci se place de plus en médiateur au sein d’un conflit ou personne d’autre ne réussit l’exploit de dialoguer avec chaque camp.


Un acteur longtemps ostracisé au sein de l’OTAN...


La Turquie fait l’objet depuis plusieurs années de réprimandes de la part de l’OTAN, notamment à cause de ses liens avec la Russie et de leur coopération militaire avec, en premier lieu, l’achat des fameux missiles russes S-400. Washington avait ainsi à l’époque interdit l’attribution de nouveaux permis d’exportation d’armes à l’agence gouvernementale turque.


De même la Turquie est régulièrement pointée du doigt pour ses attaques et frappes contre les forces kurdes à la frontière syrienne depuis le retrait des forces américaines de la région sous Donald Trump. Les forces kurdes contrôlent aujourd’hui la plus grande partie du Nord-Est de la Syrie. Néanmoins, Ankara continue de considérer les forces présentes à sa frontière comme terroristes, de par sa crainte de voir les volontés d’indépendance kurdes traverser sa frontière et atteindre les populations kurdes turques dans l’Est du pays.

La Turquie est également mise à l’écart dans la mesure du possible par l’Union Européenne depuis le recul d’Ankara sur certains aspects démocratiques jugés comme non négociables par l’UE (vote des pleins pouvoirs en 2017, hausse de la censure et des peines de prisons pour la presse,...). Sur la même période, Erdogan jouait aussi le jeu du chantage migratoire avec l’UE à propos des millions de réfugiés, principalement syriens, stationnés dans le pays. En 2021 la Turquie avait également orchestré une hausse des tensions avec la Grèce en mer Egée en y prospectant des hydrocarbures, en pleine Zone Economique Exclusive grecque. De telles tensions présentent un double défi : les deux pays sont d’abord membres de la même alliance, l’OTAN, posant le doute sur la position à adopter pour des pays comme les Etats-Unis en cas de débordement. Mais, la question se pose également pour l’Union Européenne qui, au vu des réactions qui furent tout sauf unies, semble encore loin d'être en mesure de trancher. En vérité seule la France a, à l’époque, répondu à l’appel grec, en envoyant des bâtiments de sa flotte et en signant une vente de frégate pour permettre au pays de faire face.

...qui se trouve être le grand gagnant de la guerre en Ukraine

Et pourtant, aujourd'hui, c’est bien la Turquie qui se trouve en position avantageuse alors que l’Union Européenne se trouve reléguée au rang de spectatrice avec la guerre à ses portes. Allons plus loin et disons-le clairement : la Turquie, et plus précisément le président Recep Tayyip Erdogan, a coiffé au poteau l’ambition qu’Emmanuel Macron avait pour la France : celle d’une puissance capable d’incarner un dialogue tout en condamnant la guerre, à la manière de la « troisième voie » incarnée par la France lors de la Guerre Froide, voulue par De Gaulle. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le discours du président français s’est radicalisé, notamment lors du Sommet de la Plateforme pour la Crimée le 23 août dernier où il a écarté toute idée d’accord sur l’Ukraine : « Nous ne pouvons [...] avoir aucune faiblesse, aucun esprit de compromis, parce qu’il en va de notre liberté à tous, et de la paix dans toutes les parties du globe ».


Une telle déclaration est, plus qu’un simple aveu d’échec, une prise conscience qu’on ne peut s’imposer comme acteur organisant la négociation sans bénéficier d’un poids dans l’espace concerné. Le discours français et ses ambitions démesurées s’est heurté à la réalité : une capacité de soutien militaire à l’Ukraine limitée et conditionnée à la lenteur de la production militaire et huit années passées de négociations avec la Russie et l’Ukraine autour de la Crimée (Format Normandie entre la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine) qui se sont révélées être un immense échec diplomatique pour la France et plus largement pour l’Union européenne.

C’est donc la Turquie qui a hérité de ce rôle avantageux de médiateur entre les deux belligérants : mais quelles ont été les atouts de la Sublime Porte pour s’imposer dans ce rôle ?


Rencontre Zelensky - Erdogan

En premier lieu la position géographique du pays s’est révélée être primordiale ainsi qu’un atout de premier choix : en plus de se situer aux abords du conflit, la Turquie contrôle l’entrée de la mer Noire avec les détroits des Dardanelles et du Bosphore. Son soutien pour permettre la reprise du commerce maritime ukrainien était donc une condition sine qua non. Et fort de cette position, c’est la Turquie qui a organisé les négociations autour du départ des premiers navires chargés de blé en direction de la Corne de l’Afrique et du Proche Orient.

La Turquie s’est également imposée comme soutien militaire essentiel pour l’Ukraine, occupant l'espace médiatique à la manière des Etats-Unis de Joe Biden. Depuis le début du conflit, les capacités militaires turques et le savoir-faire associé à leurs drones ont fait le tour du monde, notamment le drone Bayraktar TB2 très utilisé par les ukrainiens. Cette victoire est d’autant plus personnelle pour le président Erdogan que le pionnier à l’origine de cette arme technologique majeure est son gendre. D'ailleurs, l’entreprise, débordée par les commandes depuis, projette de s’installer en Ukraine pour y produire localement les drones nécessaires à l’effort de guerre.


Bayraktar TB2 Runway


Mais si la Turquie ne souffre pas tellement de son soutien à l’Ukraine avec la Russie, c’est parce qu’elle a réussi à se rendre indispensable pour le système russe, notamment pour son commerce extérieur en pleine période d’embargo par l’Occident. Le Département du Trésor Américain a d’ailleurs mis en garde la Turquie sur des sanctions potentielles dues au commerce entre Ankara et Moscou. Selon Washington, les exportations turques ont ainsi augmenté de 50% entre mai et juillet vis-à-vis de l’année précédente. Cette relation permet à la Russie d’échapper partiellement aux sanctions occidentales tandis que la Turquie a tout intérêt à ne pas se fâcher avec Moscou économiquement alors qu’approchent les élections de 2023 et que l’économie turque se trouve déjà en forte difficulté.

Celle-ci n’a pourtant pas le choix de jouer à l’équilibriste

En première cause, sa dépendance économique. En effet, la Russie empêche Ankara de prendre de véritables décisions contre elle : 56% des importations turques de céréales et 45% des importations en gaz naturel provenant de la grande Russie. Le pays ne peut donc, dans les faits, pas se permettre de choisir la voie européenne et de tourner le dos à la Russie. Surtout, depuis plusieurs années l’économie turque s’enfonce dans la crise économique sur fond d’inflation à 80%, d'effondrement de la livre turque et de choix politiques à contre-courant de toute réalité économique. Par exemple, Erdogan refuse continuellement de remonter les taux directeurs de la Banque Turque pour lutter contre l’inflation galopante.

Pour autant, si le chef d'Etat turc s’entend réellement bien avec l’autocrate Vladimir Poutine et que la situation actuelle fait le jeu de la balance commerciale turque, la Turquie souhaite véritablement une victoire ukrainienne sous la forme d’un retour au statu quo ante bellum. Un tel souhait découle de la mémoire turque. En effet, tous les Turcs se rappellent de l’époque où la Russie était leur unique voisin en mer Noire, ce qui s’était traduit par un rapport de force totalement déséquilibré pendant presque un siècle et demi.

Jusqu’où la Turquie pourrait-t-elle pousser ?


En ce qui concerne l’Ukraine, il semble difficile de voir Ankara pousser plus loin son influence en pleine période de contre-attaque de l’armée ukrainienne. Alors que ses lignes logistiques sont désorganisées par les frappes ukrainiennes, la Russie n’acceptera sûrement pas une augmentation des livraisons d’armes turques à l’Ukraine. De même, le soutien commercial apporté à la Russie est étroitement surveillé par les américains et européens - même si ces derniers pourraient continuer de tolérer le non-respect de l’embargo tant que la Turquie soutient l’Ukraine.

Mais si la poussée en mer Noire semble difficile à continuer, cette victoire turque lui permet de peser plus en avant en Méditerranée et notamment de remettre au goût du jour les tensions avec la Grèce. Erdogan réclamait ainsi le 9 juin 2022 le désarmement de plusieurs îles grecques en mer Egée et menaçait de l’ouverture d’un débat sur la souveraineté de ces îles. Le 3 août, Recep Tayyip Erdogan accusait les avions grecs de violer l’espace aérien turc, tout en les menaçant de représailles.


Et oui, il convient de ne pas oublier que la Méditerranée reste bel et bien l’objectif final de la Turquie et que la mer Noire n’est perçue que comme une source de puissance et d’autorité pour financer sa lutte et le placement de ses pions. Se fondant sur la doctrine de la « Patrie Bleue », la Turquie revendique un espace important en Méditerranée Orientale, soutenant que les confettis d’îles grecques l’asphyxient et que le découpage selon la conférence de Montego Bay de 1982 n’est pas légitime. Le pays vise en réalité à accéder aux champs gaziers découverts dans cette partie de la méditerranée et cherche également à créer un corridor maritime entre la Turquie et la Libye alliée.


Carte de la Méditerranée orientale avec des délimitations contradictoires des zones économiques exclusives et du plateau continental. En bleu : zones revendiquées par la Grèce et la République de Chypre ; en rouge : zones revendiquées par la Turquie. Section « A-B » : Délimitation revendiquée par la Turquie et la Libye conformément à l'accord de novembre 2019.

Carte de la Méditerranée orientale avec des délimitations contradictoires des zones économiques exclusives et du plateau continental. En bleu : zones revendiquées par la Grèce et la République de Chypre ; en rouge : zones revendiquées par la Turquie. Section « A-B » : Délimitation revendiquée par la Turquie et la Libye conformément à l'accord de novembre 2019.



Malgré toute cette dynamique en faveur de la Turquie, rien n’est encore certain quant au futur de la politique étrangère turque : les élections présidentielles de 2023 approchent à grands pas, et si l’AKP, le parti au pouvoir, a toujours remporté les élections depuis 2001 il fait face à plusieurs obstacles. Le plus important est celui de la jeunesse. Seuls 12% des 18-25 ans envisagent aujourd’hui de voter pour le parti en place et cette génération ne semble pas prête d’être conquise : avec 20% de chômage et 73% d’entre eux souhaitant quitter le pays pour partir à l’étranger, l’AKP fait face à un futur défi politique fondamental.

Néanmoins, dans le cas où Erdogan serait effectivement réélu, l’Europe devrait à tout prix adopter une position unie et forte face à l’ambition néo-ottomane en mer Egée et au Levant, au risque d’y perdre plus que de l’influence.

Sources :

  • "La jeunesse turque se détourne-t-elle massivement d’Erdogan ?", Courrier International, 02/08/2022

  • Podcast Géopolitique, "La remontada d’Erdogan", Pierre Haski, France Inter.

  • "Les relations entre la Grèce et la Turquie se tendent à nouveau en mer Egée", Les Echos, Timour Ozturk, 21/07/2022

  • "Les discours sur la guerre en Ukraine enterrent les espoirs de « match nul »", Courrier International, 27/08/2022

  • "Pour le camp occidental, le rôle que jouera la Turquie dans le dénouement de la crise ukrainienne est crucial", Le Monde, 29/03/2022, Dorothée Schmid, chercheuse à l’IFRI


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